
A l’occasion des nombreux carnavals dans la région, il fallait absolument s’arrêter sur l’emblématique partition du compositeur français. Cette suite de facéties musicales reste un brillantissime exercice d’écriture, destiné avant tout à quelques amis musiciens. Explications.
Composée dans un petit village autrichien près de Vienne en février 1886 en compagnie du violoncelliste Charles-Joseph Lebouc, l’œuvre imagée – née d’un moment de détente – évoque un défilé d’animaux avec une progression quasi scénaristique. Fatigué par son emploi du temps chargé, Saint-Saëns souhaite donc offrir un moment de divertissement, loin des contraintes académiques. Chacun des 14 mouvements représente ainsi un personnage, un peu comme un ballet imaginaire sans danse. L’instrumentation est plus qu’originale : 2 pianos, 2 violons, alto, violoncelle, contrebasse, flûte, clarinette, harmonica (célesta dans certains enregistrements) et xylophone. La géométrie orchestrale diffère d’ailleurs selon les mouvements et finie en apothéose (tutti) dans un final grandiloquant.
Pastiches et parodies musicales
I/ Introduction et Marche royale du lion : par ce début majestueux (accords solennels, gammes rapides illustrant le rugissement du félidé au piano), Saint-Saëns ne dénote pas de ses contemporains Meyerbeer ou Gounod. Comme le rideau se lève de façon très académique, l’auditeur de l’époque n’est pas dépaysé.
II/ Poules et Coqs : ce mouvement imite des caquètements en utilisant des rythmes pointés et des accords dissonants. Il rappelle certains motifs du Barbier de Séville de Rossini et pourraît être une parodie des scènes de basse-cour que l’on retrouve alors dans l’opéra bouffe.
III/ Hémiones (ou Animaux véloces) : ce mouvement est une imitation comique du galop rapide de ces ânes sauvages d’Asie. Une citation des chevauchées effrénées des opéras romantiques ?
IV/ Tortues : reprend en version ralentie le « Galop infernal » d’Orphée aux enfers, devenu l’hymne du Cancan, de Jacques Offenbach. La marche est désormais pesante, presque léthargique et inexorablement comique du fait de cette juxtaposition improbable.
V/ L’éléphant : joue un thème tiré de La Danse des sylphes de Berlioz en version lourde et grave, à l’image de l’animal finalement. On trouve aussi un pastiche du scherzo du Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn puisque maintenant à la contrebasse le thème musical devient très grave (lourd) aux côtés d’un piano tout aussi robuste et lui staccato. Le contraste entre la basse volumineuse et le piano agile met en valeur les mouvements gracieux et lourds du mammifère, ajoutant une touche d’élégance à leur présence autrement galopante.

VI/ Kangourous : le kangourou saute… donc il fallait imiter l’animal par des accords sautillants sous les doigts des pianistes. L’effet comique vient ici du contraste entre les silences et les envolées soudaines des accords, envolées qui s’arrêtent brusquement. La surprise est totale, le génie du compositeur !
VII/ Aquarium : avec son ambiance féerique, ce morceau évoque des œuvres qualifiées ultérieurement d’impressionnistes (Ravel ou Debussy plus tard). L’utilisation du célesta et des arpèges rapides donne une impression de reflets aquatiques, d’où la popularité de ce mouvement.
VIII/ Personnages à longues oreilles : cette pièce, qui représente les ânes, est un pastiche du style des exercices pianistiques rapides et répétitifs. Certains musicologues y décèlent une moquerie des critiques musicaux, dans l’utilisation de motifs stridents et abrupts.
IX/ Le coucou au fond des bois : il s’agit ici d’une évocation minimaliste avec une seule note répétée imitant le chant du coucou, rappelant certaines pièces descriptives de la musique baroque et romantique.
X/ Volière : avec ses traits rapides et légers pour la flûte, ce mouvement évoque les styles brillants des pièces virtuoses pour flûte (traversière évidemment) à l’image de Taffanel ou Doppler.
XI/ Pianistes : tourne en dérision les exercices mécaniques (car répétitifs) des gammes joués par les étudiants. Dans le style des études de Czerny ou Hanon, Saint-Saëns se moque ici de l’apprentissage académique du piano.
XII/ Fossiles : cite des mélodies célèbres comme les comptines enfantines Ah ! vous dirai-je maman et Au clair de la lune ou un air du Barbier de Séville de Rossini. Le mélomane averti retrouve aussi la chanson du Toréador (dans Carmen) de Bizet. Saint-Saëns s’auto-cite également avec sa Danse macabre symbolisant les os qui s’entrechoquent.
XIII/ Cygne : Bien que ce morceau soit plus lyrique que parodique, il est construit dans l’esprit des pièces romantiques pour violoncelle, notamment celles de Fauré ou même l’unique sonate de Chopin.
XIV/ Final : l’heure de la grande parade finale a sonné ; dans un tourbillon orchestral (les tempi vifs et les gammes ascendantes ou descendantes rappellent une frénésie carnavalesque, digne des grands finales d’opéras comiques ou de ballets) Saint-Saëns incorpore toutes les citations des mouvements précédents. La brillante orchestration des trois groupes d’instruments participe à cette course effrénée dans laquelle s’enchaînent les motifs burlesques. La galerie d’animaux devient un feu d’artifice sonore, où tout s’accélère pour conclure dans une ambiance joyeuse et pétillante.
Trois créations la même année
Joué en privée Mardi-Gras de l’année 1886 chez le violoncelliste Lebouc, gendre du ténor Adolphe Nourrit, Le Carnaval des animaux, connaîtra également deux suites ; l’une à la Mi-Carême à Société de musique de chambre « La Trompette » chez l’éditeur Emile Lemoine, l’autre redonnée à la demande de son ami Franz Liszt le 2 avril chez la compositrice Pauline Viardot. L’œuvre plait. Liszt en admire même l’orchestration mais Saint-Saëns se questionne : craignant pour sa réputation, ne faut-il pas interdire l’exécution de son vivant ?
En 1887, Charles Lecocq écrit au compositeur :
Je suis sorti ravi du Concert Erard. J’ai goûté toute la saveur de votre Symphonie Zoologique, le réalisme des coqs, des poules et des ânes, aussi bien que la poésie doucement murmurante de votre aquarium. Et les fossiles ! Cuvier lui-même eût été satisfait. On sent que vous avez dû composer ça avant le Déluge ; l’exhumation par la clarinette de l’air de la Reine Hortense est un chef-d’œuvre. Mais pour l’Eléphant, je m’attendais à un solo de trompe… En somme, le mardi-gras était plus gai chez Érard que dans la rue.
Le 20 août 1906 dans une lettre adressée à son éditeur Jacques Durand depuis Le Caire, Saint-Saëns déplore la programmation du Carnaval des animaux au Casino de Dieppe sans son autorisation :
Pour ce qui est du Carnaval des Animaux, je ne veux plus qu’on l’exécute à moins que vous ne l’éditiez, et alors le jouera qui voudra. Seulement, si vous l’éditez, vous me donnerez dix mille francs. Le monde entier joue le Cygne, et si vous avez seulement un franc par exemplaire, cela doit faire une somme énorme !
Réaction un peu excessive afin « de ne pas entacher sa réputation de compositeur sérieux », Saint-Saëns interdit donc de son vivant la représentation de ce pot-pourri (excepté le cygne qui devient vite un classique des violoncellistes). Les premières auditions publiques de l’œuvre dans son intégralité ont ainsi lieu les 25 et 26 février 1922 sous la direction de Gabriel Pierné, soit post mortem.

Un récitant qui a de l’humour : Francis Blanche
Partenaire incontesté de Pierre Dac, il paraît qu’il exaspérait déjà ses professeurs par ses blagues à répétition. Bachelier à 15 ans, la carrière était toute tracée. Membre des Branquignols, une rencontre fortuite le propulsera dans les studios de la première station de radio à émettre sur le sol français après le débarquement de Normandie. Partageant en 1948 l’affiche avec Henri Salvador, il est remarqué par Jacques Canetti qui le pousse dans les bras de son compère de toujours. Incarnant aussi bien les grands rôles sur scène, Blanche prend également la plume pour ses amis (Charles Trenet, Tino Rossi, Edith Piaf…) et après pour lui. Grand amateur de musique classique emporté prématurément par une crise cardiaque, Blanche écrit dans l’esprit de Pierre et le loup de Prokofiev un texte léger et décalé. L’œuvre de Saint-Saëns devient désormais ludique et gagne un public enfantin. Poulenc était semble-t-il le premier à écrire un texte en 1949 pour une interprétation (radiophonique). Depuis saluons également les travaux de Jean Rochefort ou Sacha Guitry sans oublier la récente contribution d’Alex Vizorek aux côtés du Duo Játékok et de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse.


