Le 25 octobre 2025 marquera le bicentenaire de la naissance de Johann Strauss I (1804-1849), fondateur d’une véritable dynastie musicale et figure majeure du romantisme viennois. Père du célèbre Johann Strauss II, il fut le premier à donner à la valse viennoise ses lettres de noblesse, transformant une danse populaire en un emblème de la culture autrichienne. Si son fils allait plus tard le surpasser en notoriété, l’histoire rend aujourd’hui justice à ce pionnier qui fit danser toute l’Europe du XIXᵉ siècle.
Les débuts d’un autodidacte visionnaire
Johann Baptist Strauss naît à Vienne en 1804, dans un milieu modeste. Orphelin à douze ans, il apprend le violon seul et travaille dès l’adolescence dans divers orchestres de bals. Très tôt, il comprend que la capitale autrichienne, alors cœur musical de l’Europe, vit au rythme de la danse. Là où les salons aristocratiques raffinent le menuet et la polka, Strauss perçoit le potentiel populaire et commercial d’une nouvelle forme : la valse viennoise, sensuelle, libre, et d’une modernité inédite pour l’époque.
En 1825, il fonde son propre orchestre — le Strauss-Orchester — et s’impose rapidement dans les bals de la haute société viennoise. Son énergie, son sens du spectacle et sa capacité à galvaniser les foules en font une véritable star. À une époque où la musique se consommait en direct, Strauss incarne déjà la figure moderne du musicien-entrepreneur.
Le créateur du « style viennois »
Strauss père n’est pas simplement un chef d’orchestre : il est un inventeur de style. Il affine la valse, la rend plus fluide, plus brillante, plus théâtrale. Son orchestration légère et précise, sa manière de faire respirer les tempi, d’équilibrer la tendresse et la virtuosité, posent les bases de ce que l’on appellera plus tard « le son viennois ».
Ses œuvres les plus célèbres, comme la Radetzky-Marsch (1848), le Loreley-Rhein-Klänge, ou la Wiener Carneval, révèlent cette alchimie entre la rigueur du contrepoint classique et l’élan populaire du bal. La Radetzky-Marsch, en particulier, devint l’un des symboles de l’Empire austro-hongrois, au point d’être encore jouée chaque 1er janvier lors du Concert du Nouvel An à Vienne — souvent ponctuée par les applaudissements du public, dans un rituel qui unit les générations.
Un homme entre deux mondes
Strauss père incarne à lui seul la transition d’un monde ancien vers un monde moderne. Formé dans l’ombre de Beethoven et Schubert, il observe l’évolution d’une Vienne tiraillée entre la rigueur impériale et la joie populaire. Sa musique traduit cette tension : une élégance héritée du classicisme, mais une liberté rythmique et mélodique tournée vers le futur.
Mais sa vie personnelle reflète aussi les contradictions de son temps. Conservateur, autoritaire, il s’oppose farouchement à son fils Johann II, qui malgré l’interdiction paternelle, deviendra à son tour compositeur et chef d’orchestre. La rivalité entre les deux hommes sera l’une des plus célèbres de l’histoire de la musique — un affrontement symbolique entre tradition et modernité, autorité et inspiration.
Révolution et désenchantement
En 1848, alors que l’Europe est secouée par les révolutions libérales, Strauss père se place du côté du pouvoir impérial. Il compose la Radetzky-Marsch en hommage au maréchal autrichien Radetzky, héros de la répression des insurrections. Ce choix politique, applaudi par l’aristocratie mais mal perçu par le peuple, contribue à ternir son image. Quelques mois plus tard, il meurt à Vienne, emporté par une épidémie de scarlatine à l’âge de 45 ans.
Sa disparition prématurée laisse un vide, mais aussi un héritage colossal : plus de 250 œuvres, dont des valses, polkas, galops et marches. Son fils, Johann Strauss II, reprendra le flambeau et portera la valse à son apogée — mais sur les fondations posées par son père.
Héritage et redécouverte
Pendant longtemps, Johann Strauss père a vécu dans l’ombre de son fils. Pourtant, le bicentenaire de sa naissance invite à reconsidérer son rôle fondateur. Sans lui, la valse ne serait peut-être pas devenue le symbole d’un art de vivre à la viennoise : élégance, légèreté, joie mélancolique.
Aujourd’hui, ses partitions connaissent un regain d’intérêt : chefs d’orchestre et musicologues redécouvrent la finesse de son écriture, plus sobre et rythmée que celle de ses descendants. On perçoit chez lui une fraîcheur, une spontanéité, parfois une touche de rusticité, qui rappellent que la valse fut d’abord une danse populaire avant de devenir un art de salon.
Dans les grandes salles de Vienne, Graz, Linz, mais aussi dans de nombreux festivals européens, 2025 sera une année de célébration. Les orchestres revisiteront les Valses de Strauss père, souvent en regard de celles de ses fils, pour mesurer la continuité et la mutation d’un style qui aura conquis le monde.
Un héritage universel
Deux siècles après sa naissance, Johann Strauss père demeure le père fondateur d’une musique de joie, d’un art du mouvement et du rythme. Là où d’autres cherchaient la gravité, il choisit la légèreté ; là où la virtuosité dominait, il plaça la danse et le plaisir de l’écoute. Sa musique continue de rassembler, d’émouvoir, de faire battre le cœur collectif d’une Vienne intemporelle.
En ce bicentenaire, il ne s’agit pas seulement de commémorer un compositeur, mais de célébrer la naissance d’un langage universel du bonheur en musique — un héritage qui, du parquet des bals impériaux aux salles de concert d’aujourd’hui, n’a jamais cessé de tourner.


