Incontournable chef, son nom restera lié aux orchestres de Toronto, San Francisco et surtout de Boston, qu’il dirigea pendant vingt-neuf ans, façonnant leur identité sonore. Mis sous le feu des projecteurs lors du Concert du Nouvel An 2002, il accéda ensuite au poste prestigieux de directeur du Wiener Staatsoper. Depuis ses débuts remarqués à Besançon en 1959, formé auprès de figures comme Karajan et Bernstein, il fut le premier chef japonais à s’imposer sur la scène internationale, et le seul – à ce jour – à avoir atteint le statut de véritable superstar. Son anniversaire est l’occasion de rappeler son héritage : une énergie communicative, une curiosité musicale insatiable et un rôle pionnier qui a ouvert la voie à toute une génération d’artistes asiatiques dans les grandes salles du monde.
Né le 1er septembre 1935 dans la ville mandchoue de Mukden — aujourd’hui Shenyang — alors sous occupation japonaise, Seiji Ozawa grandi dans un contexte marqué par l’histoire. Son père, dentiste et membre fondateur de l’Association Concordia du Mandchoukouo, s’est installé à Changchun, où il ouvre son cabinet et rencontre Sakura Wakamatsu, qu’il épouse. Leur troisième fils reçoit un prénom chargé de sens : « Seiji » résulte de la contraction des prénoms de deux figures militaires japonaises, Seishirō Itagaki et Kanji Ishiwara, signe d’un engagement politique qui imprègne alors la famille.
Le jeune Seiji ne découvre le Japon qu’en 1941, à l’âge de six ans, lorsque la famille s’installe à Tachikawa, en banlieue de Tokyo. La défaite militaire y bouleverse leur quotidien : interdit d’exercer comme dentiste, son père devient cultivateur de riz.
C’est à Noël 1941 que la musique s’invite dans la vie du petit garçon, lorsqu’il déballe un accordéon. Bientôt, il se met au piano et, à partir de sept ans, suit des cours. Il se passionne pour Jean-Sébastien Bach grâce à son professeur Noboru Toyomasu. Après avoir obtenu son diplôme du collège Seijo en 1950, un accident interrompt ses progrès : deux doigts cassés lors d’un match de rugby l’empêchent de poursuivre sérieusement le piano. Mais cet épisode se révèle décisif. Emmené par son professeur du Toho Gakuen à un concert (le 5e Concerto pour piano et orchestre de Beethoven), il découvre la direction d’orchestre et décide d’y consacrer sa vie. Une vocation vient de naître…
Boursier auprès de Karajan
Direction l’Europe ! Sa carrière internationale démarre véritablement en 1959, lorsqu’il remporte le Premier prix du Concours international de direction d’orchestre de Besançon. La critique est unanime : un jeune chef de 24 ans, inconnu du grand public, venait de révéler une énergie et une précision hors du commun. Charles Munch, alors directeur musical de l’Orchestre symphonique de Boston, l’invite au Berkshire Music Center (aujourd’hui le Tanglewood Music Center) pépinière de jeunes chefs. Sous l’œil bienveillant de Munch et de Pierre Monteux, il se distingue en remportant le prestigieux prix Koussevitzky, qui lui ouvre les portes d’une bourse pour se perfectionner auprès de Herbert von Karajan à Berlin.
À Berlin-Ouest, la rencontre est décisive : Karajan lui transmet son exigence et son sens du détail. Mais c’est Leonard Bernstein, frappé par sa vitalité et son audace, qui lui offre une première consécration internationale en le nommant chef adjoint du New York Philharmonic. De 1961 à 1965, Ozawa impose sa présence sur les scènes new-yorkaises, gagnant en assurance et en reconnaissance. Cette ascension n’est pas sans heurts. En décembre 1962, lors d’une tournée au Japon, une fronde éclate : des musiciens de l’Orchestre symphonique de la NHK refusent de jouer sous sa baguette, critiquant son style et son autorité. L’épisode, douloureux, pousse Ozawa à se tourner vers l’Orchestre philharmonique du Japon (rival de New York), où il consolide sa position.
À partir de 1964, sa carrière prend une nouvelle ampleur. Premier directeur musical du Ravinia Festival, résidence d’été de l’Orchestre symphonique de Chicago, il y impose sa signature jusqu’en 1968, avant d’en devenir chef principal l’année suivante. En parallèle, il fait ses débuts européens remarqués : en 1966, il dirige pour la première fois l’Orchestre philharmonique de Vienne au Festival de Salzbourg — une rencontre appelée à devenir l’un des fils rouges de sa carrière.

Toronto Symphony Orchestra
En 1965, Seiji Ozawa se voit confier son premier poste de directeur musical à la tête de l’Orchestre symphonique de Toronto (TSO), fonction qu’il occupe jusqu’en 1969. À seulement trente ans, il se confronte à un vaste répertoire qu’il découvre en dirigeant : des symphonies de Beethoven, Tchaïkovski ou Mahler, toutes nouvelles pour lui. Avec le recul, il dira sa gratitude envers un public « patient et encourageant », qui accepte de grandir avec lui. Sous sa baguette, le TSO se fait remarquer bien au-delà de Toronto : concerts au Massey Hall, inauguration du nouvel hôtel de ville en 1965, participation au Commonwealth Arts Festival de Glasgow et, en 1967, présence à l’Expo de Montréal.
Ozawa y signe également ses premiers enregistrements marquants. Sa Symphonie fantastique de Berlioz (1966) est saluée par la critique, mais c’est surtout son audacieuse Turangalîla-Symphonie de Messiaen, enregistrée en 1967 avec Yvonne Loriod au piano, qui assoit sa réputation internationale. Première version en Amérique du Nord, l’enregistrement est nommé aux Grammy Awards et, des décennies plus tard, reste considéré comme l’une des lectures de référence de cette œuvre monumentale.
Ce lien avec la musique contemporaine se prolonge : en 1969, Ozawa et le TSO enregistrent quatre pièces de Toru Takemitsu, dont Requiem et The Dorian Horizon. Le chef, alors en pleine ascension, devient un ambassadeur majeur de la création japonaise en Occident. Cette relation de confiance avec les compositeurs vivants culmine en 1983, lorsque Messiaen lui confie la création mondiale de son opéra Saint François d’Assise à Paris.
San Francisco Symphony
En 1970, Seiji Ozawa prend les rênes de l’Orchestre symphonique de San Francisco, qu’il dirige jusqu’en 1976. Sur la côte ouest, il incarne à la perfection la rencontre entre rigueur classique et effervescence culturelle : cheveux longs, chemises à fleurs, il mêle l’élégance charismatique de Bernstein à l’esprit « flower power » de l’époque. Ses concerts incluent parfois des programmes crossover, témoignant d’une volonté de faire dialoguer les traditions. Sous sa direction, l’orchestre retrouve une visibilité discographique après dix ans de silence. En 1972, Ozawa enregistre des œuvres inspirées de Roméo et Juliette, inaugurant une nouvelle ère pour le SFS. L’année suivante, il mène l’orchestre en tournée européenne, avec un concert parisien diffusé par satellite en stéréo sur la station californienne KKHI — une innovation technique qui illustre son goût pour l’audace.
Mais cette période n’est pas exempte de tensions. En 1974, un conflit éclate avec le comité des musiciens, qui refuse la titularisation de deux instrumentistes choisis par Ozawa : la timbaliste Elayne Jones et le bassoniste Ryohei Nakagawa. Cet épisode marque profondément la relation du chef avec l’orchestre. En parallèle, Ozawa continue de défendre la musique contemporaine. En 1975, il commande à György Ligeti San Francisco Polyphony, une pièce devenue emblématique de l’époque. À travers ces créations, il affirme une identité musicale audacieuse, alliant brillance interprétative, maîtrise des partitions les plus complexes et un charme scénique qui conquiert le public.
Boston Symphony Orchestra
En 1970, Seiji Ozawa est nommé codirecteur artistique du Berkshire Music Festival à Tanglewood, la résidence d’été du Boston Symphony Orchestra (BSO). Trois ans plus tard, il prend la direction musicale du BSO, poste qu’il conservera pendant vingt-neuf ans ; un record qui dépasse la longue ère de Serge Koussevitzky. Avec Boston, il construit une relation indéfectible, marquée par la création d’œuvres de compositeurs contemporains comme György Ligeti et Tōru Takemitsu, mais aussi par une ouverture vers le grand public. Très tôt, Ozawa comprend la force des médias. En 1976, il reçoit un Emmy Award pour Evening at Symphony, série télévisée diffusée sur PBS, et en 1994, un second pour Dvořák in Prague : A Celebration. Cette visibilité contribue à faire de lui une figure connue bien au-delà du cercle des mélomanes. En parallèle, il joue un rôle central à Tanglewood, où il forme de nouvelles générations de musiciens et d’aspirants chefs. En 1994, pour célébrer sa vingtième saison, le BSO inaugure la « Seiji Ozawa Hall », hommage rare à un directeur musical en fonction.
Son mandat est jalonné de moments symboliques. Le 24 octobre 1974, il dirige à l’ONU un orchestre japonais, rassemblant élèves et professionnels, lors d’une retransmission mondiale qui associe Beethoven et Richard Strauss. En décembre 1979, il franchit un autre jalon en conduisant la Neuvième de Beethoven à Pékin, première exécution de cette œuvre en Chine depuis 1961, après des décennies d’interdiction de la musique occidentale. Parallèlement à Boston, Ozawa s’affirme sur la scène lyrique. Il débute au Metropolitan Opera en 1992 avec Eugène Onéguine de Tchaïkovski, aux côtés de Mirella Freni, puis revient en 2008 pour La Dame de pique. Ses productions y sont décrites comme « passionnées et électrisantes ».

Tout n’est pas sans heurts : en 1996-1997, ses décisions de réorganisation à Tanglewood provoquent les démissions retentissantes de Gilbert Kalish et Leon Fleisher. La presse se fait alors l’écho de critiques, révélant les tensions d’une carrière à la visibilité exceptionnelle. Charismatique, parfois contesté, Ozawa marquait aussi les esprits par son style : au lieu du frac traditionnel, il préférait un costume sobre accompagné d’un col roulé blanc, signature vestimentaire aussi singulière que son geste musical.
Orchestre international Saito Kinen
Dans le but de réunir des orchestres et des interprètes japonais avec des artistes internationaux, Ozawa, en collaboration avec Kazuyoshi Akiyama, fonde en 1984 le Saito Kinen Orchestra, nommé d’après son professeur (Hideo Saitō). Depuis sa création, l’orchestre s’est fait une place de choix dans le monde musical international, en créant en 1992 un festival à Matsumoto, qui a ensuite été baptisé Seiji Ozawa Matsumoto Festival. Un enregistrement réalisé en 2013 lors du festival de L’enfant et les sortilèges de Maurice Ravel a valu à Ozawa son seul Grammy Award en 2016, dans la catégorie du meilleur enregistrement d’opéra.
En 1998, Ozawa dirige une représentation internationale simultanée de L’Hymne à la joie de Beethoven lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques d’hiver de 1998 à Nagano, au Japon. Ozawa dirigé également un orchestre et des chanteurs à Nagano, accompagnés par des chœurs chantant depuis Pékin, Berlin, Le Cap, New York et Sydney, ainsi que par la foule présente dans le stade olympique de Nagano ; première performance audiovisuelle internationale simultanée, symbole éclatant de l’universalité de la musique et de l’ambition humaniste d’Ozawa.
Wiener Staatsoper
Le 1er janvier 2002, Seiji Ozawa entre dans l’histoire en devenant le premier chef japonais à diriger le Concert du Nouvel An de Vienne, un rituel suivi par des millions de spectateurs à travers le monde. La même année, il quitte Boston après vingt-neuf ans pour prendre la tête de l’Opéra national de Vienne. Il n’y est pas un inconnu : il y avait déjà dirigé Ernani de Verdi, Eugène Onéguine et La Dame de pique de Tchaïkovski, ainsi que Falstaff. Son mandat débute officiellement avec Jenůfa de Janáček et Jonny spielt auf de Krenek, confirmant son goût pour un répertoire audacieux et varié.
Toujours soucieux de développer la vie musicale au Japon, Ozawa fonde en 2005 le Tokyo Opera Nomori, inauguré avec une production d’Elektra de Strauss. Mais sa santé, fragilisée, vient interrompre son élan : en 2006, atteint d’une pneumonie et d’un zona, il doit annuler l’ensemble de ses engagements viennois. Il retrouve toutefois le pupitre dès 2007 à Tokyo, poursuivant une activité régulière malgré des périodes de repos forcé.
En 2008, il dirige les concerts commémoratifs en l’honneur du 100e anniversaire de Karajan. A cette occasion, le Concerto pour violon Op 61 de Beethoven est interprété dans la salle dorée du Musikverein de vienne par une soliste qui, elle aussi, a grandi auprès du maître : Anne-Sophie Mutter. En 2010, il se retire officiellement de la direction de l’Opéra de Vienne, remplacé par Franz Welser-Möst, et reçoit le titre de membre honoraire du Wiener Philharmoniker, distinction rare et prestigieuse. Jusqu’à la fin, Ozawa demeure lié à l’orchestre viennois : en 2021, lors d’une tournée au Japon, il retrouve la scène pour une ultime apparition bouleversante, dirigeant le mouvement lent du Divertimento K.136 de Mozart — une conclusion intime et lumineuse à une carrière hors du commun.
Dans ses dernières années, Seiji Ozawa s’est tourné vers une mission plus intime de transmission et de partage. Aux côtés du violoncelliste et chef Mstislav Rostropovitch, il forme un groupe itinérant qui sillonne le Japon, donnant des concerts gratuits et encadrant de jeunes musiciens.

En janvier 2010, il annonce devoir suspendre son activité pour traiter un cancer de l’œsophage, diagnostiqué à un stade précoce. À ces problèmes de santé s’ajoutent une pneumonie et une opération du dos en 2011. Loin de s’effacer, il transforme cette période en un temps de réflexion. Avec l’écrivain Haruki Murakami, il entame alors une série de conversations sur la musique classique : publiées en 2016 sous le titre Absolutely on Music, elles offrent un témoignage rare de la sagesse accumulée au fil d’une vie consacrée à l’art.

Toujours fidèle à son Saito Kinen Orchestra, il dirige son ultime concert le 22 novembre 2022. Depuis un fauteuil roulant, il soulève une dernière fois la baguette pour l’ouverture Egmont de Beethoven, retransmise en direct jusqu’à la Station spatiale internationale où l’astronaute Koichi Wakata en reçoit l’écho. Une image symbolique, qui résume l’universalité et l’élan de toute son œuvre.
Seiji Ozawa s’éteint le 6 février 2024 à Tokyo, à l’âge de 88 ans, des suites d’une insuffisance cardiaque. Le monde musical lui rend hommage en programmant ces 400 enregistrements. Daniel Froschauer, au nom du Philharmonique de Vienne, salue « un artiste au service des plus hauts idéaux musicaux, empreint d’humilité face aux trésors de la culture, chaleureux avec ses collègues, et doté d’un charisme palpable pour le public ». Le New York Times, dans sa nécrologie, rappelle une phrase confiée à Murakami : « La saveur particulière d’un musicien se révèle avec l’âge. Son jeu, à ce stade, peut avoir des qualités plus intéressantes qu’au sommet de sa carrière. » Ces mots résonnent comme un testament d’artiste, empreint de sérénité et de profondeur.
Victor-Emmanuel HUSS