Coup de projecteur sur le festival Les Heures Musicales du Kochersberg qui offre une nouvelle fois un répertoire original, diversifié et distrayant, à la croisée des genres, à un public toujours plus large, pour des moments privilégiés entre artistes et festivaliers. Le Festival a su créer au fil du temps des passerelles entre des musiciens confirmés et de jeunes talents. Accueillir des artistes locaux, mais aussi nationaux et internationaux donne à ce festival un caractère tout à fait exceptionel.
Dans le cadre de ce festival Samuel AZNAR a rencontré le célèbre pianiste de jazz Paul LAY lors de son passage au festival des Heures Musicales du Kochersberg où l’artiste a improvisé au piano sur deux films muets : The Immigrant de Charlie Chaplin et Sherlock Junior de Buster Keaton. Une pratique qui s’est beaucoup popularisée ces dernières années, même chez les pianistes de formation classique (Jean François Zygel par exemple).
Ce fut l’occasion de parler du rapport musique et image, et des relations entre piano jazz, piano classique, et improvisation.
–Pourquoi avoir choisi ces deux films en particulier ?
-Ces deux films m’avaient en fait été proposés il y a plus de dix ans déjà, pour une soirée spéciale qui avait eu lieu au festival Musique à l’Empéri de Salon-de-Provence. Chaque année des films muets étaient projetés au public, avec à chaque fois des improvisateurs différents. C’était l’une des premières fois que je le faisais. Je l’ai refait par la suite à la Cinémathèque Française, notamment avec le film de Chaplin. C’est un exercice que je ne connaissais pas vraiment avant de le pratiquer moi-même… J’adore faire ça !
–Qu’est-ce qui vous intéresse particulièrement dans cet exercice ?
-J’aime être responsable de la couleur musicale de la scène que j’ai sous les yeux, et choisir de souligner l’action, ou pas. Je me laisse totalement libre de jouer ce qui me passe par la tête, suivant l’inspiration du moment, mais aussi selon d’autres paramètres : l’acoustique de la salle, les réactions du public, la qualité du piano…Je ne prépare rien du tout. De ne pas savoir ce que je vais jouer me stimule au plus haut point : être moi-même happé par l’image, par l’action, par l’humour, le burlesque, la tendresse, l’ironie de ces films, tout cela est très inspirant.
–Y aura-t-il uniquement de l’improvisation ce soir ou bien aussi des compositions originales ?
-Ce que j’aime bien faire en préambule du ciné-concert, c’est de proposer un medley que j’appelle World of Chaplin. Sa forme est assez variable : j’essaie à la fois d’y inclure une des compositions de Chaplin lui-même, et de proposer autour soit des compositions personnelles, soit des relectures de standards qui ont un lien plus ou moins direct avec cette époque. Pour ce soir, je pense que je vais jouer le standard Alice in Wonderland et Cheek to Cheek, et incorporer Smile de Chaplin entre les deux, l’un de ses tubes musicaux.
–De nombreux musiciens de jazz ont été aussi compositeurs de musique de film, je pense à Claude Bolling par exemple, ou bien Michel Legrand, c’est quelque chose qui vous intéresserait vous personnellement ?
-Oui ça m’intéresse beaucoup ! J’avais déjà eu l’occasion d’en faire au cours de mes études, en collaboration avec la FEMIS de Paris, et cette expérience m’avait beaucoup appris. C’est un milieu un peu particulier, il faut vraiment s’y plonger, y consacrer beaucoup d’énergie, voire se spécialiser là-dedans. Il se trouve justement que je viens de recevoir une proposition de collaboration pour un film qui va être tourné dans quelques mois : une co-production britannico-japonaise de très haut vol, avec des acteurs de premier plan… Ce serait pour moi une opportunité magnifique, c’est quelque chose que je souhaitais pouvoir faire depuis longtemps. En tout cas le réalisateur est sensible à ma musique…Mais je préfère ne pas en dire plus pour le moment !
–Quelles sont les BO qui vous ont le plus marqué ?
-Toute la musique de Bernard Herrmann dans les films de Hitchcock, celle d’Angelo Badalamenti chez David Lynch, et bien sûr celle de Michel Legrand, qui reste une référence pour moi. Et puis j’aime bien aussi voir ce qu’on fait certaines de mes idoles en jazz comme Miles Davis dans Ascenseur pour l’Échafaud ou Martial Solal pour À bout de Souffle. En tant que musicien de jazz, on peut à la fois écrire et formaliser ce que l’on souhaite jouer ou bien décider d’improviser sur les images, avec l’accord du réalisateur, ce qui peut être très stimulant !
–Avez-vous commencé par le piano classique avant d’aller vers le piano jazz ?
Oui tout à fait. Mais j’ai découvert le jazz assez tôt, vers 8-9 ans. Dès que je connaissais une pièce classique, je ne pouvais pas m’empêcher d’en changer les notes pour essayer de trouver des variations, des bifurcations… Jouer simplement le texte ne me suffisait pas, je ne trouvais pas totalement mon espace de liberté. Un de mes premiers professeurs m’a dit alors : « Tu sais qu’il existe plein de musiques dans lesquelles l’improvisation est prédominante ? ».
J’ai ensuite rejoint son atelier jazz à Orthez, ma ville natale. De vivre l’expérience de jouer en groupe vers 10-11 ans, de ne jamais jouer la même chose d’une version à l’autre, de se rendre compte que rien n’est figé, que l’on peut raconter une histoire collective avec une partition finalement très sommaire…Tout cela a été pour moi une révélation !
–Vous êtes connu aussi pour avoir « jazzifié » des grands thèmes de la musique classique, de Schubert, de Bach ou de Beethoven, comme dans votre avant-dernier album Full Solo ; d’où vous vient ce goût pour le mélange des genres ?
-C’est venu en général de commandes, notamment de la part de René Martin qui programme les festivals de la Folle Journée de Nantes et de la Roque-d’Anthéron. C’est un challenge assez particulier : il faut rester soi-même et en même temps ne pas abîmer les œuvres originales, car j’ai trop de respect pour elles. Il faut s’amuser tout en conservant une certaine rigueur pour la forme que l’on va faire évoluer à partir de ces thèmes célèbres. Mon objectif était donc de colorer ces thèmes différemment, de leur donner d’autres éclairages.
–Vous êtes récemment devenu professeur de piano jazz au CNSM de Paris, là où vous avez-vous-même étudié, est-ce une manière pour vous de « boucler la boucle » ? Ou de vous lancer dans un nouveau défi ?
-J’enseignais déjà depuis huit ans au Conservatoire du XIIIème arrondissement de Paris, puis j’ai eu effectivement cette opportunité d’enseigner au CNSM suite à un concours de recrutement. Fort de mon expérience d’enseignement antérieure, je me suis rendu compte à quel point la transmission est essentielle. Si j’ai la chance aujourd’hui de vivre de ma passion pour la musique, c’est grâce à certains professeurs qui ont été des déclencheurs pour moi. Il y a une sorte de passage de flambeau qui doit s’opérer. Le CNSM m’a tellement apporté que je désirais à mon tour partager ce que j’avais pu vivre ces dernières années. Maintenant que j’y suis, je me rends compte à quel point les élèves m’apportent aussi et à quel point le niveau est fort !
J’ai pu voir en 20 ans comment les choses ont évolué, notamment avec ce que nous apporte internet : le meilleur comme le pire. Mais si l’on sait ce que l’on veut et comment le chercher, internet nous donne des ressources extraordinaires qui n’existaient pas il y a 20 ans quand j’ai commencé. À mon époque on jouait beaucoup sur les disques, il fallait passer des heures à écouter, à relever, pour faire le tri dans nos choix, et se singulariser. Aujourd’hui avec les tutoriels et toutes sortes de ressources de grande qualité, les étudiants qui sont nés avec internet ont ingurgité plein de choses encore plus vite.
–Quel est le principal conseil que vous donnez à vos élèves ?
-Ce que j’essaye de défendre dans ma pédagogie c’est le travail de l’oreille, de pouvoir connecter aux doigts ce que l’on entend dans la tête. L’improvisation ce ne sont jamais les doigts qui courent tous seuls sur le clavier, c’est une pensée musicale qui est instantanément exécutée. La question primordiale que doit se poser un musicien de jazz est donc : comment éduquer mon oreille pour pouvoir reproduire instantanément mes idées musicales ? J’ai en tête une phrase de Martial Solal, immense pianiste de jazz, connu pour avoir une technique d’une grande brillance… Quand on lui demandait : « C’est quoi pour vous un musicien qui a une grande technique ? » Il répondait : « C’est un musicien qui peut exécuter n’importe quelle idée instantanément ». Cette connexion entre l’oreille et les doigts…
J’insiste beaucoup là-dessus avec mes élèves.
–Qu’est-ce qu’un musicien classique et de jazz ont-ils à apprendre l’un de l’autre ?
-C’est une question très intéressante. Pour avoir étudié les deux, je peux dire que ces deux esthétiques sont très complémentaires. Un musicien classique peut apprendre du jazz à sortir de la partition et à s’ouvrir un nouvel espace mental de créativité, ce qui va lui permettre de mieux comprendre encore les œuvres classiques, notamment au niveau de la forme. Car on se rend compte que certains étudiants en classique jouent très bien mais n’ont pas une conscience suffisamment claire de la forme générale du morceau.
Or en jazz dès que l’on commence à improviser, la question de base c’est : qu’est-ce qu’on va raconter ? Tout en improvisant, je dois bâtir un édifice solide. En se jetant dans l’impro, les classiques peuvent comprendre que chaque note jouée a une incidence sur la construction globale du morceau. Pour le jazz, la musique classique apporte une certaine rigueur avant tout, dans le bon sens du terme… Et puis le répertoire classique est un patrimoine exceptionnel, une nourriture spirituelle pour l’improvisateur. Il permet de travailler son instrument, la polyphonie, et de mieux comprendre d’où vient une partie du jazz.
–Quels sont vos projets pour la suite ?
-J’ai pas mal de choses sur le feu ! L’année prochaine je vais célébrer à ma manière les 100 ans de la création de la Rhapsody in Blue de Gershwin, composée en 1924. Je compte la proposer en différents formats : en solo, en trio, avec ensemble de jazz, et orchestre. Sinon j’ai un gros projet franco-américain en préparation avec Ingrid Jensen, une des plus grandes trompettistes de jazz actuelles, avec qui je vais enregistrer un disque en septembre à New York. Puis l’année prochaine je vais collaborer avec le chœur Les Eléments dirigé par Joël Suhubiette, natif d’Orthez comme moi. L’idée c’est de proposer un itinéraire sur plus de cinq siècles de musique, depuis la Renaissance, pour créer une conversation musicale entre le chœur et mon trio de jazz. La création aura lieu à la scène nationale de Tarbes en avril 2024.
Retrouvez plus d’informations sur l’édition 2023 du festival juste ici.
Une interview réalisé par Samuel Aznar. Crédit photo de couverture Marie-Line BATTAGLIA.