+Pianiste mais surtout compositeur des Gymnopédies et des Gnossiennes, Erik Satie, mort il y a 100 ans, reste une énigme… Surnommé « Crin-Crin », « l’harmonieux loufoque » ou le « vieux hautbois dormant » ce maître incontesté de la blague et des cabarets puis des caf’ conc’ montmartrois se retire un jour à Arcueil, dans une pauvreté volontaire. Précurseur du dadaïsme, l’inventeur de la musique d’ameublement reste pour beaucoup de mélomanes un excentrique provocateur mais derrière le masque du « Velvet Gentleman » et du fonctionnaire studieux formé tard à la Schola Cantorum, c’est un visionnaire qui continue d’inspirer, jusqu’à Hergé. Qui était vraiment cet homme au parapluie qui murmurait à l’oreille du Groupe des Six ? Démêlons le vrai du faux.

Eric Alfred Leslie Satie voit le jour à Honfleur le 17 mai 1866, à 9 heures précises du matin – l’heure du dégrisement, autrement dit, selon Jean-Pierre Armengaud – l’heure de la « gueule de bois » et des exercices matinaux[1]. La veille naissait le peintre Georges Capgras et cinq jours avant lui la romancière Marylie Markovitch.
L’histoire débute ainsi à Honfleur pour Erik Satie ; le Vieux Bassin fait la renommée de la petite ville normande de presque 10 000 habitants, au même titre finalement que les maisons aux façades recouvertes d’ardoises bientôt immortalisées par Courbet, Boudin ou Monet. Le port devient sous les pinceaux d’Eugène Boudin justement, natif d’Honfleur comme Satie, une plaque tournante pour le transfert de marchandises. Même si la vedette lui est volée depuis peu par Le Havre, la gare de Honfleur témoigne de ce soudain intérêt pour l’export : elle permet non seulement le transport de marchandises vers l’Angleterre toute proche, mais aussi celui de voyageurs (parisiens). L’un des grands chantiers du siècle conduit par Napoléon III a donc rapproché la capitale de la côte et les demeures en construction expliquent ce nouveau lieu de villégiature. Sur le plan politique, d’ailleurs, Napoléon III annonce le retrait des troupes françaises du Mexique le 31 mai 1866, soit quatorze jours après la venue au monde d’Erik Satie.
[1] Jean-Pierre ARMENGAUD, Erik Satie, Fayard, Paris, 2009, 782 pages, p 60
Quoiqu’il en soit, et malgré de fortes tensions familiales, Alfred et Jane s’installent au 88, rue Haute à Honfleur. De leur union naîtront quatre enfants : Éric (1866-1925), Olga (1868-1948), Conrad (1869-1938) et Diane (1871-1872), née à Paris et morte peu après sa première année.
En 1870, épuisé par d’incessants conflits familiaux sur fond de guerre religieuse – notamment au sujet des baptêmes anglicans de ses trois enfants – Alfred Satie vend sa charge de courtier et quitte définitivement la Normandie pour s’installer à Paris. La famille s’établit dans le 8e arrondissement, et la vie semble reprendre son cours pendant deux brèves années. Mais un drame survient : quelques mois après la mort de leur fille Diane, Jane décède subitement à 33 ans, le 27 octobre 1872. Première fracture, il y en aura d’autres. Éric vient tout juste d’avoir 6 ans lorsqu’il perd sa mère.
Dévasté, Alfred part voyager en Europe. Il séjourne un an à Lübeck, puis un autre à Milan, avant de revenir à Paris. Entre-temps, il confie Olga à son frère au Havre, et les deux garçons, Éric et Conrad, à leurs grands-parents à Honfleur. De retour en Normandie, le futur compositeur est rebaptisé dans le catholicisme le plus strict, comme son frère, au grand soulagement des aïeux. Tandis que Conrad, âgé de 3 ans, reste à la maison familiale, Éric est inscrit en pension au collège de la ville, à quelques centaines de mètres de là.
Peu de choses à dire de cette petite ville côtière, rythmée par l’ennui, les tempêtes et les naufrages. Éric, collégien médiocre et indiscipliné, trouve peu de réconfort, sauf auprès de son oncle Adrien, surnommé « Sea Bird ». Personnage fantasque et anticonformiste, il l’emmène parfois au théâtre — jusqu’en coulisses — et lui fait goûter les charmes du vin. Sans savoir que ce goût le poursuivra jusqu’à la tombe, cinquante ans plus tard…
Dans un de ses textes, Éric Satie écrit :
« Mon oncle — ainsi que tous les braves militaires — buvait avec une surprenante abondance tout en racontant force histoires dont le sel lui grattait le gosier et le poussait à lever le coude sans arrêt. »


De ce substitut de père, Satie gardera probablement — outre l’inclination pour la boisson — un goût marqué pour la provocation et une ironie mordante qui deviendront sa signature.
En 1874, ses grands-parents remarquent son attirance pour la musique et lui offrent des leçons avec Gustave Vinot, organiste et maître de chapelle à l’église Saint-Léonard. Musicien convenu, mais solide héritier de l’école Niedermeyer, Vinot initie « Crin-Crin », comme on surnomme alors Éric, aux modes ecclésiastiques et à la musique ancienne. S’il reste un pianiste moyen, son œuvre portera durablement la trace de cet apprentissage fondateur.
Mais l’année 1878 marque un nouveau drame : sa grand-mère est retrouvée morte sur la plage de Vasouy, victime d’hydrocussion. Vinot, de son côté, s’apprête à partir pour Lyon. Après une première communion très catholique, Éric est rappelé à Paris pour vivre avec son père. Une nouvelle vie commence.
On comprend alors mieux cette célèbre phrase extraite des Mémoires d’un amnésique :
« J’eus une enfance et une adolescence quelconques — sans traits dignes d’être relatés dans de sérieux écrits. Aussi, n’en parlerai-je pas. Passons. Je reviendrai sur ce sujet. »
Évidemment, il n’y reviendra jamais. Face aux fractures successives de ses douze premières années — disputes familiales, décès de sa sœur, de sa mère, abandon du père, internat, perte de sa grand-mère, départ de son professeur — Satie opposera toujours une pudeur ironique. Il dira souvent :
« Je suis venu au monde très jeune dans un temps très vieux. »
A la mort de leur grand-mère paternelle en septembre 1878, les enfants Conrad et Erik Satie rejoignent leur père dans la capitale. Alfred Satie est lui entre temps devenu traducteur. Avec lui, le futur compositeur assiste à l’âge de douze ans, aux cours magistraux du Collège de France et aux réceptions du secrétaire générale du Sénat, Albert Sorel, un ancien camarde de lycée de son père, fondateur plus tard de l’Ecole (des actuelles) Sciences Politiques. Alfred Satie a d’ailleurs rencontré une nouvelle femme…
Eugénie Barnetche
Compositrice d’un relatif talent née en 1832, elle a le mérite d’avoir poussé son beau-fils à l’étude du piano. Mariée à 47 ans à son (désormais) imprimeur, plusieurs de ses œuvres pianistiques ont traversé le temps : Ronde de nuit Op 17, Mazurka n°1 Op 80 et la romance sans paroles Sois bénie ! dédiée à Alexandre Guilmant. En tant que belle-mère, elle a joué un rôle didactique en lui transmettant les bases du piano et en encourageant Erik à poursuivre sa formation au Conservatoire de Paris. Toutefois, dans la tradition familiale, elle symbolise également une certaine rigueur – académique en premier lieu – que l’adolescent aura du mal à accepter. Qualifiant volontiers le Conservatoire de « bagne local », il fera preuve d’un esprit de résistance comme jamais, au point d’être banni de cette prison après deux année (studieuses ?) malgré des bulletins encourageants :

Examens | Morceaux exécutés | Jury | Appréciations |
Janvier 1880 | Concerto de Hiller | Emile Descombes et Ambroise Thomas | doué, mais indolent |
Juin 1880 | 5e Concerto de Henri Herz | grâce, beauté du son, mais ne travaille pas | |
Janvier 1881 | Concerto en ré mineur Op 87 de Moscheles | Descombes A. Thomas, Sauzay, Duvernoy, Diémer, Fissot | travaille plus beau son passable médiocre |
Juin 1881 | Concerto en ré mineur Op 40 de Mendelssohn | Descombes | l’étudiant le plus paresseux du conservatoire beau son et talent considérable seul un travail sérieux peut améliorer la propreté de l’exécution |
Janvier 1882 | Pièces caractéristiques Descombes de Mendelssohn | Descombes | en progrès il arrivera s’il continue à travailler |
Juin 1882 | Finale de la Sonate Op 26 en la bémol de Beethoven | tiède exécution non convaincante |
The Velvet Gentleman
Erik Satie passe de longues heures à contempler les voûtes de Notre-Dame de Paris en 1886. Finalement, c’est une sorte de Moyen âge érigé en modèle qui lui inspire les Ogives. Après avoir quitté le Régiment d’Arras auquel il s’était engagé à sa sortie du Conservatoire, Satie désormais dégagé de ses obligations militaires s’installe à Montmartre.
Montmartre – qui voit lentement s’élever sur sa butte la Basilique du Sacré-Cœur de Jésus dont les travaux ne s’achèveront qu’en 1891 – devient le nouvel Eldorado d’Erik Satie en 1887. Ce n’est pas un hasard d’ailleurs s’il fréquente désormais les poètes et peintres désargentés dans un bar devenu l’égérie de cette insouciante époque. Satie est engagé comme « tapeur à gages », c’est-à-dire concrètement un « pianiste de bar » dans le centre névralgique de toutes les insolences, Le Chat Noir. Devenu le point de ralliement d’une faune très diverse qui trouve (maintenant) ses aises à Montmartre, on y croise par exemple Verlaine, Villiers de L’Ilse Adam, Mallarmé, Maupassant, au milieu de chansonniers, de rapins, de poètes dans la ligne des hydropathes hirsutes ou cymbalistes […]. [2]
[2] Romaric Gergorin, Erik Satie, Actes Sud / Classica, Paris, 2016, 168 pages, p 22 et 23
Satie se présente au directeur du Chat Noir, le tonitruant Rodolphe Salis, en décembre 1887. Pour avoir une chance de se faire remarquer par le « gentilhomme cabaretier » de ce haut lieu de la bohème parisienne, il abat d’entrée, tout son jeu en se présentant comme : « Erik Satie, gymnopédiste ». « Une bien belle profession », réplique alors Salis, qui l’engage peu après comme joueur d’harmonium et chef d’orchestre.
C’est au cours de ses tribulations montmartroises, probablement par l’intérmédiaire de Debussy qui fréquentait également la librairie de l’Art indépendant et improvisait volontiers sur le piano dans l’arrière-boutique, que Satie rencontre un drôle de personne – haut en couleur – le Sâr Péladan. Rosicrucien et grand admirateur de Wagner, le courant passe aussitôt entre les deux hommes.
La création du Fils des étoiles a lieu dans le premier salon de la Rose+Croix, salon dans lequel se pressent Verlaine, Mallarmé, Gustave Moreau ou Bourdel, les mêmes artistes qui fréquentaient auparavant le Chat Noir.
Pour accompagner la lecture du Panthée, cet ouvrage du Sâr Péladan, il compose un Leitmotiv en ne gardant de la notion de « motif conducteur », instaurée par Wagner, que le caractère répétitif, débarrassé de toute implication dramatique et isolé de tout contexte. Il détourne ainsi le vocabulaire wagnérien, sans que Péladan, pourtant wagnérien fanatique, s’en aperçoive [3].
[3] Ornella Volta, Correspondances presque complète, Paris, Fayard / Imec, 2000, 1234 pages, p 23 et 24
Suivra une œuvre pour trompettes et harpes, les Sonneries de la Rose+Croix dont la première exécution publique a lieu à Saint-Germain l’Auxerrois l’année d’après. la réduction pour piano est publiée par les soins des rosicruciens chez Dentu, sous une couverture illustrée d’une sanguine de Puvis de Chavannes.
Ces manifestations de prestige à peine terminées, le maître de la chapelle de la Rose+Croix postule une place de gardien de musée. Ne l’ayant vraisemblablement pas obtenue, il change de cap et présente sa candidature à l’académie des Beaux-Arts, fauteuil d’Ernest Guiraud, récemment décédé et qui avait été le titulaire de la classe dont il avait été éconduit un an plus tôt.
Mécontent d’être décrit dans la presse comme un « disciple » de Péladan, Satie affiche sa différence vis-à-vis de ce dernier, wagnérien notoire, en amorçant un opéra au titre nettement provocateur, Le bâtard de Tristan puis fait paraître une « lettre ouverte » dans Gil Blas pour revendiquer encore plus bruyamment « l’indépendance de son esthétique ».
Fidèle modeste peut-être, dévoué à son ami de longue date en tout cas, Contamine de Latour signe avec Satie un ballet en trois actes et 56 numéros : Upsud. L’origine est intéressante… Alors que l’Auberge du Clou dispose d’un théâtre d’ombres, dirigé par Miguel Utrillo, Satie est sommé de composer une œuvre pour ce lieu atypique.
Suite au ricanement opposé à sa minuscule partition par les habitués de ce cabaret, il mène une attaque sans quartier contre le directeur de l’Opéra de Paris, Eugénie Bertrand, pour qu’il examine « son œuvre » dans le cadre, on ne peut plus prestigieux, de ce théâtre national.
Lettre à Monsieur Bertrand. Directeur du Théâtre National de L’Opéra de Paris :
Novembre 1892
Je ne puis croire que votre silence soit le résultat d’une négligence ou d’un parti-pris ; autrement votre attitude appellerait des sanctions. Fonctionnaire chargé de veiller aux intérêts de la Musique, il ne vous est pas permis d’écarter une œuvre sans la connaître.
S’il en était ainsi, je serais dans l’obligeance d’en appeler à Monsieur le Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts et votre persistance à me refuser une réponse prendrait le caractère d’une injure personnelle dont je serais tenu de vous demander réparation par les armes.
Erik Satie
Comblé par la reddition sans condition de ce haut personnage, il ne se vexera pas du fait de n’en avoir finalement reçu qu’un refus poli auquel il répond en décembre 1892.
Lettre à Monsieur Bertrand. Directeur du Théâtre National de L’Opéra de Paris
Décembre 1892
La bienveillance dont, malgré tout, je suis animé envers vous, m’incite, Monsieur, à vous accor der un nouveau et dernier délai de huit jours, passé lequel j’aurai le regret d’adresser au Ministre l’expression de ma juste indignation et de vous faire demander compte de votre conduite par deux de mes amis.
Erik Satie
En guise sans doute de compensation, Miguel Utrillo monte un spectacle d’ombre d’après un Noël de Vincent Hyspa, musique d’Erik Satie. Parmi les spectateurs, l’artiste-peintre Suzanne Valadon dont Utrillo avait reconnu l’enfant ; le futur peintre Maurice V. Utrillo, né en 1883.
Bien décidé à publier Uspud, faute de parvenir à le faire représenter, Satie lance une souscription parmi ses relations dont son ancien camarade du Conservatoire, Ernest Le Grand, et le pianiste Edouard Risler. Ceux qui ne sont pas assez rapides à lui faire parvenir leurs contributions, tel Reynaldo Hahn, reçoivent ses fulminations.
Satie demande à Suzanne Valadon de dessiner la couverture de cette brochure : un médaillon avec les profils des auteurs « J.P. Contamine de Latour et A.L. Erik Satie ». C’est précisément ce dessin qui leur donnera l’occasion de se rapprocher.

Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris (AM 1974-117)
Suzanne Valadon
Erik Satie , un dingo ou un génie, un excentrique mélancolique sans doute tombé de la Lune, ni beau, ni grand, ni fort, ni riche et encore inconnu, est simplement fou. Fou de musique, fou d’amour, fou d’elle. Au matin de leur première nuit, il a des papillons plein les yeux. Il lui affirme que Dieu en personne, juste avant l’aube, est venu lui parler. Elle ne doit plus s’appeler Suzanne mais Biqui. Il a pour mission de la rebaptiser séance tenante dans l’eau de la Seine, de la faire entrer dans les grâces du Sâr Péladan et de ses rosicruciens. Il doit de toute urgence la prendre pour reine et pour épouse, monter aussi un journal dont elle fera la couverture. Elle se laisse aimer, quelques mois [4].
[4] Jean-Paul Delfino, « Valadon, La liberté à tout prix » dans Suzanne Valadon, Centre Pompidou (Paris), Musée national d’Art moderne. Catalogue de l’exposition, 15 janvier au 26 mai 2025, 272 pages, p 47
La rupture – théâtrale – au bout de six mois avec l’ancienne trapéziste devenue modèle pour Renoir et Toulouse-Lautrec a donné lieu à deux versions : la première veut que Satie ayant enfermé sa compagne dans un placard se rende à la gendarmerie la plus proche pour qu’on « le libère de sa femme envahissante ». La seconde est plus acrobatique… à l’image de Carmen de Bizet. Il l’aurait presque jetée par la fenêtre et elle se serait sauvée grâce à une acrobatie. En découle les Vexations, une pièce lancinante que l’on doit jouer 840 fois afin de mesurer la douleur du compositeur. Une page de musique très simple en forme de choral à trois voix, un peu dissonante à cause des accords de quarte augmentées. Très féru de mathématique, il se trouve que 840 est le résultat de l’adition des douze premiers nombres de la suite de Lucas. Bruno Giner nous souffle que Satie (5 lettres) et Valadon (7 lettres) explique l’arrêt à 12 nombres, d’autant que Suzanne est âgée de 28 ans au moment où elle l’a quitté (840 = 3 x 280, si on enlève le 0, il reste bien l’âge de l’artiste-peintre en 1893).
Alors que Debussy compose ses 3 nocturnes et Ravel sa Pavane pour une infante défunte, Satie est engagé comme « pianiste accompagnateur » par Vincent Hyspa. De par sa pratique et sa solide connaissance de la musique légère, le compositeur n’aura aucune difficulté à composer assez rapidement quelques petits bijoux de chansons au style populaire qu’il nommera plus tard « rudes saloperies ». En mars 1906, verra d’ailleurs le jour un numéro spécial de L’Album musical consacré à Vincent Hyspa. Dix grands succès…
Paulette Darty
Pour chanter (correctement ?) le texte d’Hyspa, il faut une belle voix. Et pour cela, il se tourne vers Paulette Darty, nom de scène de Pauline Joséphine Combes. Née à Paris en 1871, bien avant de devenir La Reine des valses lentes, elles débute la musique par le piano au Conservatoire. Après quelques rôles à l’Eden de Vichy dans diverses opérettes, elle se fait connaître à l’Eldorado vers 1895, puis à la Scala (Boulevard de Strasbourg) dans le 10e. Un peu de théâtre et elle rencontre Erik Satie qui lui dédie Je te veux.
Paulette Darty fait un tabac à la Scala en février 1904 avec Je te veux que Bellon & Ponscarme rééditent avec une couverture illustrée d’une de ses photos par Reutlinger, imrpimée en rose. Cette image orne également une carte postale publicitaire ainsi que les petits formats de cette chanson que l’on distribue dans la rue. Pour Paulette Darty, Satie compose la « marche chantée », La Diva de « l’Empire » qui servira d’ « intermezzo américain » dans la revue, Dévidons la bobine, de Dominique Bonnaud et Numa Blès, créée à Berck-Plage en juillet 1904.
Bonnaud et Blès ouvrent un nouveau cabaret en octobre 1904, la Lune rousse et Satie se fait photographier avec eux, sur le seuil de cet établissement. Ses deux complices lui proposent les paroles d’une autre chanson, La Transatlantique, raillant les riches Américaines qui viennent chercher en Europe un mari pourvu d’un titre de noblesse. Il se bornera à tirer de la mélodie que ces paroles lui ont inspirée une marche pour piano, Le « Piccadilly ».
Satie fréquente aussi Claude Terrasse, le compositeur de la musique de scène d’Ubu Roi, diplômé de l’Ecole Niedermeyer (vouée à la restauration du grégorien) comme son premier maître de musique, l’organiste avec qui il suivait des cours à Honfleur. Sous l’instigation de Terrasse, qui a des projets pour le Théâtre des Variétés, il envisage de composer une opérette et suggère aussi à cet ami de faire écrire de la musique d’opérette à des amateurs, sur des livrets que d’autres amateurs auraient écrits. Se trouvant pour la première fois nez à nez aux Concerts Chevillard avec Willy, il échange avec celui-ci un mémorable « duel à coups de canne ».
En janvier 1905, pour la première fois, Satie est joué aux Etats-Unis : les deux Gymnopédies, orchestrées par Debussy, sont dirigées par Longy à l’Orchestral Club de Boston. Décidé à tout recommencer à zéro, il s’inscrit au cours de contrepoint d’Albert Roussel, à la Schola Cantorum, après avoir demandé une bourse à Vincent d’Indy, directeur de cette institution d’obédience catholique. D’ailleurs Satie troque son costume de Velvet Gentleman contre l’uniforme du petit-fonctionnaire : veston sombre, faux-col, chapeau melon et parapluie.
Un homme énigmatique
A sa mort le 1er juillet 1925 – il y a 100 ans jours pour jours – Erik Satie (59 ans) gît dans la chambre n°4 du pavillon Armand-Heine de l’hôpital Saint Joseph, chambre mise à sa disposition par le comte Etienne de Beaumont. Ses amis les plus proches, le compositeur Darius Milhaud et les peintres André Derain et Georges Braque qui s’étaient relayés à son chevet pendant sa longue maladie, réalisèrent tous brusquement qu’ils ignoraient tout des liens familiaux et de la vie privée de ce célibataire endurci qui n’avaient jamais ouvert à personne – sauf, dira-t-on, à quelques chiens perdus – la porte de son logis. Conformément à la loi en pareil cas, on mit alors des scellés à cette porte : le numéro 15, 2e étage à droite de la « maison des 4 cheminées », au 22 de la rue Cauchy, à Arcueil. L’appartement devait ainsi rester inaccessible quelques semaines de plus au vu de la loi. La levée des scellés par le greffier du juge de paix du canton de Gentilly, monsieur Gaston Viveron, ne fut autorisée que le 10 septembre 1925, en présence d’un frère du défunt, monsieur Conrad Satie, retrouvé grâce à une annonce publiée dans la presse. Présent également le notaire, maître Watin-Anguard, représentant de leur sœur Olga, émigrée en Argentine sans laisser d’adresse.
Ornella Volta, l’une des chercheuses qui voua sa vie à l’étude de Satie évoque le spectacle qu’ils découvrent, spectacle tout droit sorti d’un mauvais cauchemar : « (…) Dans un local dépourvu d’eau, de gaz d’éclairage et de tout autre confort, et dont l’unique fenêtre aux carreaux encrassés était désormais impossible à ouvrir, une immense toile d’araignée englobait plusieurs couches superposées d’éléments indéfinissables et enchevêtrés, au-dessus desquels surnageait un lit-cage sans draps, deux pianos aux pédales ficelées, dont le premier, le clavier contre le mur, abritait sous son couvercle un monceau de courrier non ouvert, plusieurs costumes de velours empilés, tous identiques et rongés par les mites, des dizaines de faux cols amidonnés et de parapluies, certains encore enveloppés dans leurs papiers d’achat, des tableaux noircis par la patine, mais virtuellement protégés de la poussière par des capuchons en papier journal, et enfin, soigneusement rangés dans des boîtes à cigares, des milliers de minuscules papiers immaculés, calligraphiés aux encres de Chine noir et rouge : lorsqu’on parvenait à déchiffrer ses arabesques, on pouvait y lire la description minutieuse d’un château merveilleux, d’un ordre religieux inexistant, ou d’un instrument musical injouable. Les jours suivants, au fur et à mesure que l’on vidait cette chambre pour la rendre à son propriétaire, soucieux de ses prochains termes, deux tombereaux de détritus furent déchargés à la voirie, tandis que les quelques objets identifiables – dont les tableaux qui, après nettoyage, avaient révélés des signatures prestigieuses – étaient vendus aux enchères sur le trottoir de la rue Cauchy. Les nombreux carnets manuscrits comportant des compositions inédites furent confiés à Darius Milhaud qui devait les partager, quelques années plus tard, entre le Conservatoire national de musique de Paris et le coffre d’un mécène américain. À l’exception de quelques bribes, distribuées à quelques intimes, les autres papiers du disparu – écrits, dessins, photos, correspondance – furent conservés par Conrad Satie, puis détruits par des pillards à la mort de ce dernier » [5].
[5] Ornella Volta, Erik Satie, « Lumières », Hazan, Paris, 1997
Bibliographie générale
Archives sonores (INA)
L’art et les hommes, ORTF, 21 septembre 1964. Interventions de Jean Cocteau, Arthur Honegger, Darius Milhaud, Germaine Tailleferre, Francis Poulenc, Pierre Bertin. Réalisation Jean-Marie Drot
Discorama, 7 février 1965. Jean-Joël Barbier joue une Gnossienne d’Erik Satie
L’homme et sa musique, ORTF, 2 avril 1967. Elise Jouhandeau. Aldo Ciccolini et Christian Ivaldi « La belle excentrique »
Actualités régionales Ile de France, France 3 Paris, 8 mai 1979, Interview par Marie Gautier de Rolf Libermann
L’art et les hommes, 1er novembre 1987. Réalisation Jean-Marie Drot. Interventions de Jean Wiener et Man Ray.
JT 13 heures, France 2, 12 mars 2009, Interview par Elise Lucet d’Alexandre Tharaud.
Bibliographie
Ouvrages sur Erik Satie
Rollo Myers, Erik Satie, « Leurs figures », NRF-Gallimard, Paris, 1959
Anne Rey, Erik Satie, « Solfèges », Seuil, Paris, 1974, 191 pages
Vincent Lajoinie, Erik Satie, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1985, 443 pages
Jean-Joël Barbier, Au piano avec Erik Satie, Seguier Archimbaud / Atlantica, Biarritz, (1986) 2006, 218 pages
Ornella Volta, Erik Satie, « Lumières », Hazan, Paris, 1997
Ornella Volta, Correspondances presque complète, Paris, Fayard / Imec, 2000, 1234 pages
Jean-Pierre Armengaud, Erik Satie, Fayard, Paris, 2009, 782 pages
Romaric Gergorin, Erik Satie, Actes Sud / Classica, Paris, 2016, 168 pages
Bruno Giner, Erik Satie, « horizons », Bleu nuit éditeur, Paris, 2016, 176 pages
Christian Wasselin, Erik Satie, « biographie », Folio, Gallimard, Paris, 2025
Revue thématique
La Revue musicale, « Erik Satie son temps et ses amis », Richard Masse, Paris, n°214, Juin 1952
Sur le Groupe des Six (ou un membre)
Bernard Gavoty (direction), Arthur Honegger, Je suis compositeur, « Mon métier », Editions du Conquistador, 1951
Marcel Landowski, Arthur Honegger, « Solfèges », Seuil, Paris, 1957, 191 pages
Antoine Goléa, Georges Auric, « Musiciens d’aujourd’hui », Ventadour, 1958
Harry Halbreich, Arthur Honegger, Fayard, Paris, 1992, 816 pages
Jean Roy, Le Groupe des Six, « Solfèges », Seuil, Paris, 1994
Georges Hacquard, Germaine Tailleferre, La Dame des Six, « Univers musical », L’Harmattan, 1998, 288 pages
Myriam Chimenes, Catherine Massip, Portrait(s) de Darius Milhaud, Bibliothèque Nationale de France, Paris, 1998, 151 pages
Bretaudeau Isabelle (Alban Ramaut direction), Francis Poulenc et la voix. Texte et contexte, Université de Saint-Etienne, « Musicologie », Symétrie, 2002, 336 pages
Pierre Brevignon, Le Groupe des SIx. Une histoire des années folles, Actes Sud, 2020
Dictionnaires
Roland De Candé, Dictionnaire des compositeurs, « Solfèges », Seuil, Paris, (1964) 1996, p 388 à 390
Lucien Rebatet, Une histoire de la musique des origines à nos jours, « Bouquins », Robert Laffont, Paris, (1969) 1982, p 755 à 769 (Le néo-classicisme en France / Cocteau et Satie – Les « Six »)
Marc Honegger, Dictionnaire de la musique, Bordas, Paris, 1979, Volume II, p 983 à 984
Catalogue d’exposition
Suzanne Valadon, Centre Pompidou (Paris), Musée national d’art moderne. Catalogue de l’exposition, 15 janvier au 26 mai 2025, 272 pages
Crédits
Production et recherches : Victor-Emmanuel Huss
Réalisation, prise de son et mixage : Lucas Beorchia
Invités : Christian Wasselin, biographe – Bruno Giner, compositeur – David Christoffel, musicologue