le contrat d’Aziz Shokhakimov à la tête de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg est renouvelé.
Le rideau tombe sur la dernière mesure, et la salle se fige une fraction de seconde avant que les applaudissements n’explosent. Au pupitre, Aziz Shokhakimov baisse ses bras, comme pour retenir encore un instant cette énergie vibrante qui a parcouru l’Orchestre philharmonique de Strasbourg. Le regard concentré, puis le sourire discret, presque timide : c’est toute l’ambivalence du chef ouzbek, à la fois maître rigoureux du temps et de la dynamique, mais aussi musicien profondément humain, soucieux de transmettre émotion et chaleur.
À seulement 36 ans, il est désormais une figure incontournable de la vie musicale strasbourgeoise. Et la nouvelle est tombée en ce début de saison 2025-2026 : son contrat de directeur musical et artistique de l’OPS vient d’être renouvelé jusqu’en août 2028. Une marque de confiance forte, autant de la part des musiciens que des institutions et du public, qui confirme l’ancrage d’un projet artistique ambitieux.
Mais qui est donc ce chef au nom encore difficile à prononcer pour certains spectateurs français, qui en quelques saisons a su s’imposer comme l’un des visages de la jeune génération de direction d’orchestre ?

Une enfance à Tachkent : la musique comme langue maternelle
Aziz Shokhakimov naît en 1988 à Tachkent, capitale de l’Ouzbékistan. Loin des capitales musicales européennes, mais dans une ville où le métissage culturel a toujours été fort, entre Orient et Occident. Dès son plus jeune âge, la musique est partout dans son quotidien. Sa famille remarque très tôt sa sensibilité rythmique et mélodique, et l’inscrit à l’école spéciale Uspensky pour enfants surdoués en musique.
C’est là que se dessine déjà son destin. Aziz étudie le violon, puis l’alto, mais c’est surtout la direction d’orchestre qui l’attire comme un aimant. Il n’a pas encore 10 ans qu’il passe déjà des heures à observer les répétitions, fasciné par la manière dont un seul geste peut faire surgir une masse sonore organisée.
À l’école, il suit l’enseignement du professeur Vladimir Neymer, figure exigeante et passionnée qui repère vite chez le jeune garçon une capacité rare à lire et comprendre les partitions les plus complexes. « Il ne se contentait pas d’apprendre ses propres parties, racontent certains témoins. Il voulait savoir ce que faisaient les bois, les cuivres, les cordes… Il cherchait déjà la vision d’ensemble. »
À seulement 13 ans, Aziz vit une expérience fondatrice : il est invité à diriger l’Orchestre symphonique national d’Ouzbékistan. Un événement exceptionnel pour un adolescent, qui lui vaut déjà l’étiquette de « prodige ». Loin d’être un simple coup médiatique, cette apparition révèle une personnalité musicale affirmée, capable d’imposer un tempo, une couleur, une cohésion à des musiciens aguerris.
Trois ans plus tard, en 2006, il devient l’assistant, puis rapidement le chef résident de cette formation nationale. À un âge où beaucoup hésitent encore sur leur avenir, lui conduit déjà de grands classiques du répertoire symphonique, de Tchaïkovski à Beethoven.
Premiers succès et carrière internationale – Le choc Mahler : la révélation à Bamberg
L’année 2010 marque un tournant. Aziz Shokhakimov a alors 22 ans, et il se présente au Concours international de direction Gustav Mahler à Bamberg, l’un des tremplins les plus convoités pour les jeunes chefs. La concurrence est rude, le niveau extrêmement élevé. Mais le jeune Ouzbek impressionne par sa maturité musicale et par la clarté de son geste.
Devant l’Orchestre symphonique de Bamberg, il ne se contente pas d’une lecture correcte : il imprime déjà une vision, une respiration, une intensité dramatique qui captivent jury et public. Résultat : 2ᵉ prix du concours. Et surtout, une notoriété immédiate dans le monde de la musique classique.
« Ce n’était pas seulement un jeune talent, c’était un chef qui avait déjà quelque chose à dire », confiera plus tard un membre du jury.
Cet épisode ouvre à Shokhakimov les portes de plusieurs orchestres européens. La presse parle d’un “phénomène” venu d’Asie centrale, un chef qui combine fougue et précision. En 2016, un autre jalon s’ajoute à sa trajectoire : il reçoit le Prix Herbert-von-Karajan lors du Festival de Salzbourg. Cette distinction, décernée à de jeunes chefs particulièrement prometteurs, place son nom aux côtés de personnalités déjà repérées comme Gustavo Dudamel ou Andris Nelsons quelques années plus tôt. À Salzbourg, il dirige avec une énergie incandescente, mais toujours contrôlée, le regard fixé sur ses musiciens comme pour les entraîner dans une aventure commune. Sa capacité à transmettre l’urgence musicale sans tomber dans l’excès séduit un public exigeant et blasé.
À partir de là, la carrière internationale de Shokhakimov décolle véritablement. Il est invité par plusieurs orchestres européens, mais aussi sur des scènes lyriques. À l’Opéra de Stuttgart, il aborde Mozart et Verdi. À Vienne, il collabore avec des solistes de renom. À Duisbourg, il devient premier chef invité de la Deutsche Oper am Rhein, confirmant son aisance dans le répertoire opératique. Les critiques saluent son sens du drame musical, sa précision rythmique et son goût pour les couleurs orchestrales, particulièrement dans les partitions du XXᵉ siècle (Stravinsky, Prokofiev, Chostakovitch).
L’élégance et la rigueur comme signature
Dès ses premières tournées, une constante se dessine : Shokhakimov n’est pas un chef “star” au charisme flamboyant, mais un musicien profondément concentré, qui cherche d’abord à servir la partition. Ses gestes sont précis, ses bras dessinent des lignes claires, sans excès spectaculaire.
Il séduit par une élégance discrète, une intensité intérieure qui se transmet aux musiciens. « Il ne fait pas de cinéma, mais il obtient exactement ce qu’il veut », dira un critique londonien après un concert à la Barbican. À l’opposé de certains chefs qui privilégient le spectaculaire, Aziz Shokhakimov pratique une direction sobre, précise et lisible. Son geste est fluide, jamais démonstratif, mais d’une clarté redoutable. Les musiciens savent exactement où entrer, comment respirer, où se situer dans la masse orchestrale. Cette économie de mouvement n’exclut pas l’intensité : au contraire, son regard, ses mains, sa respiration suffisent à transmettre une tension dramatique. En concert, on remarque cette énergie contenue, comme si tout passait par la concentration intérieure.

Au printemps 2020 : l’OPS, prestigieuse formation française au riche passé, choisit Aziz Shokhakimov comme nouveau directeur musical et artistique à compter de la saison 2021-2022. Pour beaucoup, c’est une surprise : Strasbourg, habituée à des chefs plus âgés et déjà installés, parie sur la jeunesse et l’audace. Mais le contexte est tout sauf simple : la pandémie de Covid-19 bouleverse la vie culturelle, les concerts sont annulés, les budgets fragilisés. Quand il arrive à Strasbourg, Shokhakimov doit non seulement gagner la confiance des musiciens, mais aussi redonner une énergie collective après des mois de silence forcé.
« Arriver à un moment où tout est à l’arrêt, c’est un défi. Mais c’était aussi une opportunité de repartir de zéro, ensemble », confiera-t-il dans une interview à DNA.
Dès les premières répétitions, les musiciens remarquent sa précision et sa volonté d’écoute. Pas de gestes spectaculaires, mais une exigence sur le détail sonore, l’équilibre des pupitres, la justesse des attaques.
« Il a une oreille incroyable, il entend tout », dit un altiste de l’orchestre. « Mais il ne se contente pas de corriger : il propose une vision, un son. »
Sous sa baguette, les cordes retrouvent une densité, les bois une transparence, les cuivres une puissance maîtrisée. Peu à peu, un nouvel ADN sonore se dessine, identifiable dans les grandes salles comme à la radio.L’une des grandes forces de Shokhakimov est son rapport humain. Rigoureux et parfois intraitable en répétition, il se montre ensuite étonnamment simple et convivial. Les anecdotes circulent : un match de ping-pong improvisé avec des violonistes, une bière partagée après un concert, une partie de football en tournée…Cette proximité crée une cohésion rare. Les musiciens sentent qu’il n’y a pas de barrière hiérarchique figée, mais un vrai projet commun. Et cela se ressent dans l’intensité des concerts.
Pourtant, tout n’est pas simple. L’orchestre connaît des difficultés budgétaires, comme beaucoup de formations françaises. Les tournées doivent être négociées avec soin, les projets discographiques trouvent leur financement grâce à des partenariats. Mais Shokhakimov avance avec une détermination tranquille. « Il ne dramatise jamais, raconte un musicien. Il dit : » faisons de la musique, c’est ça qui convaincra. » Les musiciens de l’OPS décrivent un chef exigeant, capable de répéter inlassablement un passage jusqu’à atteindre le son recherché. Mais cette exigence s’accompagne toujours de respect et de reconnaissance.
« On sent qu’il croit en nous », confie une clarinettiste. « Il a confiance, et cette confiance nous pousse à donner le meilleur. »
Il privilégie la communication non verbale : un sourire, un hochement de tête, une main levée… Ces micro-signaux suffisent à créer une complicité instantanée. Les musiciens de l’OPS décrivent un chef exigeant, capable de répéter inlassablement un passage jusqu’à atteindre le son recherché. Mais cette exigence s’accompagne toujours de respect et de reconnaissance. Ce qui frappe dans ses interprétations, c’est le sens narratif. Chaque symphonie devient pour lui une histoire à raconter, chaque mouvement une dramaturgie. Dans Mahler, il construit des arcs émotionnels amples, sans se laisser emporter par le pathos. Dans Tchaïkovski, il canalise l’émotion, donnant à la musique une intensité vibrante mais jamais excessive. Dans Stravinsky, il libère une énergie rythmique fascinante, mais avec une rigueur métronomique. Ce mélange de feu intérieur et de discipline structurelle est sans doute sa marque la plus forte.
Shokhakimov a un talent particulier pour les textures orchestrales. Il aime travailler la couleur des bois, l’équilibre des cordes, la brillance des cuivres sans jamais les laisser dominer. Dans Ravel, il cisèle les nuances jusqu’à l’extrême délicatesse. Dans Prokofiev ou Chostakovitch, il ose la rugosité, mais toujours contrôlée. Ce souci de la palette sonore rapproche son style de celui de chefs comme Abbado ou Haitink, qui privilégiaient la clarté et la respiration musicale.
Le pari de la continuité
Le contrat d’Aziz Shokhakimov à la tête de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg est donc renouvelé. Ce geste n’est pas qu’une formalité administrative : c’est la preuve d’une relation de confiance entre le chef, les musiciens, la direction de l’orchestre et la Ville de Strasbourg. La maire de Strasbourg souligne « l’apport décisif d’Aziz Shokhakimov au rayonnement de Strasbourg comme capitale musicale européenne », tandis que l’administrateur général de l’OPS salue « la qualité artistique retrouvée et l’élan collectif ». Renouveler un chef relativement jeune, arrivé en pleine crise sanitaire, c’est aussi parier sur la continuité. Contrairement à d’autres orchestres qui changent souvent de direction musicale, Strasbourg choisit la stabilité. Cela permet au chef de développer une vision à long terme : affiner le son de l’orchestre, construire une identité forte et inscrire l’OPS dans les circuits internationaux.
« Mon ambition est simple : faire de Strasbourg une ville où l’on vient pour écouter de la musique, comme on va à Vienne ou à Berlin. L’orchestre est prêt, le public est là, il faut maintenant rêver ensemble. »
Aziz Shokhakimov

Quand Aziz Shokhakimov monte sur le podium de la Philharmonie de Strasbourg, il n’a pas besoin de gestes emphatiques ni de grandes déclarations. Son autorité est silencieuse, presque invisible, mais elle s’impose avec évidence. Chaque regard, chaque souffle partagé avec les musiciens devient une promesse d’aventure musicale. Les grands chefs laissent souvent une empreinte sonore. À Strasbourg, il est encore trop tôt pour dire quel sera « le son Shokhakimov ». Mais déjà, on parle d’une clarté lumineuse des cordes, d’une élégance des bois, d’une puissance canalisée des cuivres. On parle aussi d’une exigence qui pousse chaque musicien à dépasser ses limites.
Cet héritage se construit concert après concert, dans les grandes œuvres du répertoire mais aussi dans des découvertes inattendues.
Shokhakimov n’est pas seulement le chef d’un orchestre : il est aussi le visage d’une génération nouvelle, ouverte, cosmopolite, curieuse. Son parcours, de Tachkent à Strasbourg en passant par Salzbourg et Vienne, raconte une Europe musicale où les frontières s’effacent au profit du langage universel de la musique. En prolongeant son contrat, Strasbourg fait un pari : celui de l’audace et de la jeunesse, celui d’une vision à long terme. Pour le public, c’est une chance unique d’assister à l’évolution d’un chef encore en pleine ascension, et de vivre cette aventure au plus près.
L’OPS, fidèle à sa tradition d’ouverture et d’excellence, peut ainsi envisager l’avenir avec confiance. Quant à Shokhakimov, il a déjà tracé sa feuille de route : Mahler, Prokofiev, Ravel, la création contemporaine, les tournées internationales… Et surtout, la conviction que la musique est faite pour rassembler.