Depuis le XIXᵉ siècle, la musique classique en France n’a pas seulement été un art de cour et de concert, mais aussi un terrain de revendications sociales et professionnelles. Les musiciens, compositeurs et techniciens du spectacle vivant se sont organisés collectivement pour défendre leurs conditions de travail, leurs droits d’auteur et leur reconnaissance en tant que salariés. En tissant des liens étroits avec le mouvement syndical français, ils ont contribué à façonner à la fois la culture musicale et le paysage socio‑politique du pays.
La Confédération générale du travail (CGT) voit le jour à l’occasion du premier congrès national ouvrier réuni à Limoges du 23 au 26 septembre 1895. Regroupant alors une douzaine de fédérations professionnelles — métallurgie, textile, cheminots, etc. — elle se fixe pour objectifs la défense des salaires, la réduction du temps de travail et l’émancipation collective des travailleurs. Dès sa création, la CGT se veut à la fois porte‑voix des revendications économiques et creuset d’actions solidaires, jetant les bases d’un syndicalisme unitaire et combatif qui marquera profondément le XXᵉ siècle social français.
Depuis plus d’un siècle, la musique classique en France n’a cessé de dialoguer avec le mouvement ouvrier. Au‑delà des loges et des salons, les musiciens — instrumentistes, compositeurs et techniciens — se sont organisés collectivement pour faire reconnaître leur statut de travailleurs à part entière. Qu’il s’agisse de chorales d’ouvriers au XIXᵉ siècle, de grèves de studios dans les années 1960 ou du rôle central des intermittents du spectacle aujourd’hui, l’histoire de la musique savante demeure intimement liée à celle de la CGT et de son engagement pour la dignité, la solidarité et la liberté artistique.
Les prémices au XIXᵉ siècle : chorales ouvrières et premières structures
Dès la Troisième République, la vie musicale se déploie aussi dans le monde ouvrier. En 1874, à Halluin (Nord), des notables de gauche créent la « Chorale des ouvriers réunis », suivie en 1881 par la société instrumentale « Les Francs Amis ». Cinq décennies plus tard, plusieurs sociétés musicales locales — notamment « La Prolétarienne » (quarante exécutants) et « La Fraternelle » (cent musiciens) — se réclament explicitement des syndicats chrétiens ou communistes, ouvrant les cortèges et organisant concerts d’œuvres de Strauss, Schubert ou Mozart devant la Maison du Peuple.

La “Chorale des ouvriers réunis” d’Halluin (1874)
En 1874, dans la petite ville textile d’Halluin, un groupe d’ouvriers fonda la “Chorale des ouvriers réunis”. Réunissant filateurs, tisserands et apprêteurs, cette formation chantait aussi bien des cantiques révolutionnaires que des motets de Mozart, lors de fêtes ouvrières ou de banquets syndicaux. L’un de ses chefs de pupitre, Jules Lefebvre, ancien violoncelliste amateur au Conservatoire de Lille, adapta des chorals de Bach pour permettre à des voix non-professionnelles de participer pleinement. La chorale anima ainsi les cortèges du mouvement ouvrier local jusqu’en 1880, apportant une véritable conscience de corps et un esprit de solidarité parmi des travailleurs souvent exclus de la vie culturelle officielle.
La structuration syndicale des musiciens : 1871–1914
- 1871 : Création du premier Syndicat des musiciens, installé à l’Opéra de Paris.
- 1876 : Émergence de l’« Association syndicale des artistes musiciens instrumentistes » dotée de statuts.
- 1880 : Fondation de la Chambre syndicale des artistes dramatiques, lyriques et musiciens.
- 1901 : À la Bourse du Travail de Paris, Gustave Charpentier lance la Chambre syndicale des musiciens de Paris (SAMUP), qui adhère dix jours plus tard à l’Union Syndicale de la Seine.
- 1902 : Sous l’impulsion du SAMUP et d’Alfred Bruneau, naissance de la Fédération des Artistes musiciens de France, affiliée à la CGT dès 1903.
Ces étapes structurent l’idée essentielle : « les artistes sont des travailleurs comme les autres », et seuls l’action collective et la solidarité syndicale pouvaient garantir un traitement digne.
La structuration syndicale des musiciens : l’affaire Charpentier à l’Opéra (1901)
Gustave Charpentier et la création du SAMUP
En 1901, après une série de retards de paiement et de conditions de répétition jugées indignes, le compositeur et chef d’orchestre Gustave Charpentier — alors chargé de la mise en scène de son opéra Louise à l’Opéra-Comique — décida de réunir ses collègues. Le 12 janvier, il organisa une assemblée clandestine dans les sous-sols de la Bourse du Travail de la rue du Château-d’Eau (Paris Xe). Cette réunion déboucha sur la création de la Chambre syndicale des musiciens de Paris (SAMUP), dont le tout premier texte de statuts insistait sur « l’égalité de traitement entre instrumentistes permanents et remplaçants » et sur « le paiement intégral avant toute reprise de service ». Quelques jours plus tard, le SAMUP adhéra à l’Union Syndicale de la Seine, donnant aux musiciens classiques un relais puissant dans le paysage du syndicalisme ouvrier.

L’entre‑deux‑guerres et l’affirmation du spectaculaire
Dans l’entre‑deux‑guerres, la Fédération générale du Spectacle regroupe artistes musiciens, techniciens et comédiens au sein de la CGT. Parallèlement, la Société des Auteurs, Compositeurs et Editeurs de Musique (SACEM) consolide le droit d’auteur — une forme de « syndicalisme des créateurs » née d’Ernest Bourget en 1850. Les intermittents du spectacle, dont une part significative travaille en musique classique, voient apparaître progressivement des régimes spécifiques de protection sociale.

La “grève des droits” de 1928
En 1928, la SACEM (Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique) affronta une crise majeure : plusieurs jeunes compositeurs, emmenés par Florent Schmitt et Ravel, dénoncèrent l’injustice de la répartition des droits entre grandes maisons d’édition et créateurs.
Organisant une “grève des droits”, ils menacèrent de retirer leurs œuvres majeures du répertoire des orchestres radiophoniques de Paris. Devant la mobilisation — concerts barrés, pétitions de musiciens et arrêts de diffusion à Radio-Paris — la direction de la SACEM fut contrainte, en juin 1929, à une renégociation historique du barème de répartition, garantissant aux compositeurs modernes un minimum de 25 % sur chaque exécution radiophonique, contre 10 % auparavant.
Résistance et syndicalisme sous l’Occupation
Sous Vichy, la musique devient aussi une arme de la Résistance culturelle. Henri Dutilleux, rejetant en 1941 le « questionnaire aryanisant » d’Alfred Cortot, organise sauvetage de collègues juifs et exilés, collecte de fonds et fausses déclarations de droits d’auteur pour leur venir en aide. Le 18 août 1944, il rejoint la grève insurrectionnelle de la Fédération clandestine des syndicats du spectacle et participe aux combats pour la libération de Paris au sein des FTP. Parallèlement, le « Front national des musiciens » (compositeurs et techniciens de la radio libre) se constitue dans le studio clandestin de la Maison de la Radio.

Lorsque la radio était entièrement réquisitionnée par la propagande de Vichy, Henri Dutilleux — jeune compositeur et violoniste — s’engagea dans le Front national des musiciens. Installé au Studio 104 de la Maison de la Radio (Jardin du Luxembourg), il organisa la saisie clandestine de bandes magnétiques et la diffusion nocturne de pièces interdites (Chostakovitch, Webern). Le 18 août 1944, Dutilleux coordonna, avec quelques techniciens syndiqués CGT, la coupure provisoire des émetteurs allemands, ouvrant un canal pour les proclamations de la Résistance. Grâce à ce réseau, plusieurs cadres de la SACEM et de la Chambre syndicale purent être exfiltrés vers la Zone libre.
En mars 1966, les studios Davout à Paris, réputés pour leurs enregistrements symphoniques, furent le théâtre d’une mobilisation sans précédent : musiciens de l’orchestre pas toujours salariés à plein temps et ingénieurs du son revendiquèrent la mise en place d’une grille de salaires minima et la reconnaissance du statut d’intermittent pour toute séance de plus d’une heure. Menés par le Syndicat national des artistes musiciens (SNAM), ils occupèrent les cabines pendant dix jours, stoppant l’enregistrement du Requiem de Verdi.
Au terme d’une médiation à la Délégation à la musique et à la danse, un protocole signait l’extension de l’annexe 8 de l’UNEDIC aux sessions discographiques supérieures à 90 minutes, créant un précédent pour l’ensemble du secteur.

Acteurs et enjeux contemporains
Au tournant du XXIᵉ siècle, les intermittents — dont nombreux sont issus de la scène classique — obtiennent la création d’un guichet unique pour l’assurance chômage (années 2000).
En 2003, la réforme des annexes 8 et 10 de l’UNEDIC provoque des perturbations dans les festivals d’été. Les organisations comme le SAMUP, devenu indépendamment représentatif en 2016, et la Fédération Nationale SAMUP portent ces conflits devant les tribunaux, contestant les changements de réglementation et défendant la pérennité du régime des artistes‑intermittents.
Si le syndicalisme visait avant tout la défense matérielle des praticiens, plusieurs compositeurs se sont également engagés sur le plan esthétique :
Vincent d’Indy, Fauré et leurs élèves structurent la SNM (Société nationale de musique), puis la dissidence de la SMI (1910) pour promouvoir la musique moderne, ouvrant la France à Bartók, Schönberg ou Stravinsky.
Pierre Boulez, en tant que président d’honneur du SAMUP jusqu’en 2016, incarne l’alliance possible entre avant‑garde musicale et engagement professionnel.
En France, la musique classique n’a jamais été séparée du mouvement syndical : des chorales ouvrières du Nord aux grandes fédérations liatant musiciens et CGT, des résistants culturels de l’Occupation aux mobilisations de Mai 1968 et des intermittents du spectacle actuels. À travers cette histoire, on comprend que la défense des droits, des salaires et de la liberté artistique s’est faite collectivement, forgeant une tradition où culture et solidarité se renforcent mutuellement.