
Comment se fait-ce qu’une jeune alsacienne originaire d’un petit village de paysans d’Alsace du Nord soit devenue la prodigieuse pianiste que l’on redécouvre depuis maintenant vingt ans ? Comment expliquer qu’il n’y ait que si peu d’enregistrements à son sujet ? Eléments de réponses.
Marie Trautmann, voit le jour en août 1846 dans la maison familiale du maire de Steinseltz, trois mois après la 2e symphonie de Louise Farrenc, 4 mois avant l’échec de La Damnation de Faust de Berlioz. Son père – Georges Trautmann – riche agriculteur est donc également le maire du village (612 habitants aujourd’hui). Mais c’est par sa mère qui lui sera transmis le goût de la musique. Dévouée à son unique fille, elle organise ses études musicale au vu de son insistance à apprendre le piano. Un court temps chez l’instituteur du village puis direction Stuttgart avec, Franz Hamma, un professeur de piano reconnu localement. Ce dernier programme la première audition, de l’enfant de 9 ans, le 14 décembre 1855.

Un an après, parce qu’elle montre des dons exceptionnels pour l’étude du piano, Marie Trautmann est présentée sur les conseils d’Ignaz Moschelès à Henri Herz. Compositeur, virtuose et professeur de piano d’origine viennoise, alors en poste au Conservatoire de Paris, il est l’un des premiers européens à se produire dans les années 1845-1851 sur le sol américain. Herz est aussi l’inventeur du Dactylion ; un instrument qui sert à donner plus d’étendue à la main, délier et fortifier les doigts, et à rendre le jeu plus égal et harmonieux1. Il se fixe concrètement sur le clavier et l’interprète met ses 10 doigts dans les anneaux articulés – sur ressort – en métal recouverts de cuir.
La jeune étudiante apprend également avec Ludwig Liebe (un élève de Spohr) compositeur mais surtout chef d’orchestre dans la capitale alsacienne. Les concerts s’enchaînent pour elle, en Allemagne et en Suisse. On en dénombre 145 en Europe. Dans son ombre, monte un pianiste autrichien… un certain : Alfred Jaëll. Dans La Presse théâtrale du 19 septembre 1858, il est écrit qu’ « Alfred Jaëll vient de donner son deuxième concert, la 10 septembre à Salzbourg. L’élite de la société se pressait dans la salle. Sa Majesté l’Impératrice Caroline-Augusta, Son altesse impériale l’archiduchesse Marie-Clémentine, princesse de Salerne, le duc et la duchesse d’Aumale honoraient ce concert de leur présence. Jaëll a encore une fois confirmé sa réputation d’interprète habile de Beethoven, de Chopin, de Thalberg et de Mendelssohn, et compositeur lui-même, le célèbre artiste a récolté d’unanimes bravos. Le journal de Salzbourg dit en parlant de Jaëll qu’il a pris rang à côté de Liszt et de Rubinstein »


Bibliothèque nationale de France / Gallica

Collections de la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg (MRS.JAELL.316,12)
L’Alsace au coeur de sa vie
La vie de Marie Trautmann bascule avec son entrée au Conservatoire de Paris en 1862. Après seulement 4 mois de cours, elle reçoit un premier prix de piano. Âgée de 20 ans, elle épouse Alfred Jaëll de 14 ans son aîné. Débute alors une vie de musiciens, de tournées avec ses aléas. Son mari dispose d’un vaste réseau de connaissances parmi lesquelles Liszt, présent dit-on aux fiançailles. Le couple s’établie à Paris, rue Saint-Lazare, où il tient salon et reçoit donc à ce titre écrivains, peintres et compositeurs. Les journaux évoquent déjà l’accompagnante du maître comme le souligne après les éloges Le Ménestrel en décembre 1866 : « Alfred Jaëll continue en Suisse sa tournée artistique : partout le succès accompagne les pas du célèbre pianiste. A Lausanne, à Schaffouse, à Vevey, à Bâle, à Lensbourg… On a accueilli par les plus sympathiques bravos ce merveilleux talent. Son programme se compose de ses dernières compositions musicales, La Sylphide des Alpes et La Fontaine aux Miracles, œuvres fort distinguées, et les brillants duos pour deux pianos, de Lysberg, sur Oberton et sur Don Juan : c’est Mme Marie Jaëll qui tient le deuxième piano, en digne émule de son mari. (…) »
De passage à Strasbourg Les deux époux partent en tournée interprétant leurs propres oeuvres ainsi que le répertoire pianistique contemporain.





La Presse musicale, p 3, 5 décembre 1867. Retronews (BnF)
C’est à cette époque que Liszt lance ce désormais célèbre aphorisme :
Un nom d’homme sur votre musique et elle serait sur tous les pianos.
La guerre franco-prussienne éclate en juillet 1870. Eclate aussi dans le couple un conflit moral qui exacerbe les nationalismes. Les deux compositeurs sont forcés de quitter leur domicile parisien pour se réfugier en Suisse, comme beaucoup d’intellectuels. Après la défaite française et la signature du Traité de Francfort en mai 1871, Marie Jaëll se sent plus que jamais française. Mais elle a reçu une culture germanique de par ses enseignants, culture qu’elle ne nie pas. Elle coupe alors tous les ponts avec cette rive du Rhin. Par amour pour elle, Alfred Jaëll refuse le poste le plus enviable à l’époque de directeur du Conservatoire de Leipzig. Bien que chacun des deux partenaires ait gardé sa personnalité propre – Alfred est jaloux du talent de sa compagne, Marie est autoritaire – le « couple artistique » s’est incontestablement imposé. Remarquons que sous les plumes des critiques, Marie Jaëll n’est plus l’accompagnatrice du maître, ce qui est rare pour l’époque ; elle est maintenant sur un pied d’égalité avec son mari, ce qui est explique peut-être la jalousie de ce dernier. Les femmes renonçaient souvent à leur carrière en se mariant, je pense par exemple à la cantatrice Amalia Schneeweiss qui arrête sa carrière (volontairement ?) en épousant le violoniste Joachim Raff en 1863. Les concerts à 4 mains n’empêchent ni l’un, ni l’autre de continuer une brillante carrière solistique, à l’image d’Alfred Jaëll, soliste de la première londonienne du Concerto pour piano en ut mineur Op 18 de Joachim Raff en 1875….
Le couple poursuit tournées et concerts à 4 mains jusqu’au brutal décès d’Alfred Jaëll en février 1882. Emporté à 49 ans des suites du diabète sa veuve se réfugie chez Liszt à Weimar. Le compositeur hongrois achève sa 3e Mephisto Waltz, une partition dédiée à sa colocataire.

Il reste à évoquer un dernier point de la personnalité de la composition. Son attirance pour les sciences neuro-psychologiques la conduit à mener des recherches sur le potentiel de la main humaine. Avec l’aide du Dr Charles Féré – un élève de Charcot – médecin physiologiste à l’hôpital Bicêtre à Paris, elle écrit en 1891 Le toucher en deux volumes, enrichis d’un troisième trois ans plus tard. Albert Schweitzer, l’un de ses élèves, prix Nobel de la paix et organiste, la cite dans Ma vie et ma pensée : « Combien je suis redevable à cette femme de génie ! ». Redevable pour ses apports techniques bien sûr mais peut-être aussi didactique.
Je suis heureuse mortelle : j’aime mon art avec une passion inouïe. Il me semble que cette flamme croît toujours, que sa lumière m’inonde de plus en plus, que je la voix grandissante comme un soleil levant !
Citation empruntée à Jean-Marc Warszawski. Auteur de l’article consacré à la compositrice alsacienne sur Musicologie.org ↩︎