À l’occasion de la sortie récente d’un double CD consacré aux œuvres complètes pour piano de Hugues Dufourt, réalisé en collaboration avec des étudiants de la classe d’Amy Lin à la HEAR de Strasbourg, un concert sera donné mercredi 11 octobre à 19h à l’auditorium de la cité de la musique et de la danse.

Entretien avec Samuel Aznar
Pouvez-vous nous parler de la genèse de cet enregistrement de vos œuvres complètes pour piano ?
H.D : Les choses se sont faites chemin faisant, petit à petit, sans aucune idée préconçue. Un mois ou deux avant la période du covid, j’ai fait la connaissance d’Amy Lin. Nous avons sympathisé, puis le temps a passé. Amy m’a ensuite proposé de faire une ou deux masterclass : elle voulait en savoir plus sur mon type d’écriture pour le piano, et en faire bénéficier ses étudiants. Je suis donc allé faire ces masterclass au Conservatoire de Strasbourg dans des conditions optimales, pendant toute la période compliquée du covid. Je me suis alors retrouvé face à des étudiants virtuoses, que j’ai dû familiariser avec mon écriture, et j’ai été confronté à un métier que je n’avais jamais pratiqué : celui de professeur de piano.
Vous avez tout de même reçu une formation de pianiste…
H.D : C’est vrai que j’ai appris le piano avec de très bons professeurs, au Conservatoire de Genève. Non seulement les fondements de la technique pianistique, mais aussi tout ce qu’on peut apprendre de cette discipline sévère, propre à la Suisse et à l’Allemagne, où il existe une conception du piano quasiment théologique…On ne plaisantait pas avec ça. Je suis donc familier de la discipline pianistique et des classes de piano, et je n’ai pas été trop perdu lorsque je me suis retrouvé à mon tour dans la position de transmettre. J’ai repris en fait les habitudes qui m’avaient été inculquées par mon vieux maître Louis Hiltbrand à Genève, et j’ai simplement poursuivi son travail. Il y a bien sûr des questions d’interprétation spécifiques à mes œuvres, mais la classe d’Amy Lin est d’un tel niveau que cela n’a pas vraiment posé problème.
Quels conseils avait vous donné à ces étudiants pour aborder votre écriture pianistique ?
H.D : Aucun conseil en particulier, car je suis en un sens le représentant du piano le plus traditionnel qui soit. La virtuosité brillante, mécanique, qu’on a pratiqué ces cinquante dernières années m’est totalement étrangère. Je la connais par mon métier de compositeur, bien sûr, mais pour moi la virtuosité n’a pas beaucoup apporté au piano lui-même. Nous avons donc regardé la partition mesure par mesure, fragment par fragment, puis nous sommes passés du détail à l’ensemble, absolument comme pour un texte.
Comme qualifieriez-vous votre langage pianistique propre ? Peut-on parler de musique spectrale ?
Non, parce que mon but était très différent de la musique dite spectrale à l’époque où j’ai composé ces pièces. Il s’agissait plutôt pour moi de réexplorer toutes les caractéristiques de la tradition romantique issue de Schumann, Chopin, Liszt, etc., pour arriver à trouver une écriture pianistique cohérente, fondée sur une logique atonale, mais qui ne sonne pas de manière ingrate. C’était ça mon problème : comment peut-on écrire dans une musique de type atonal ? Comment construire une harmonie qui soit cohérente et significative ? J’ai travaillé des années avant de constituer mon langage instrumental, ce qui équivaut à une conquête très lente de sa propre identité.
Est-ce que vous diriez que votre musique est difficile à appréhender pour de jeunes pianistes ?
H.D : Oui, sans aucun doute. C’est d’ailleurs la seule donnée sur laquelle ils étaient tous absolument d’accord ! Mais leurs réactions m’intéressaient beaucoup, car mon type d’écriture n’est pas celui auquel ils pouvaient s’attendre. Il leur a fallu revenir à l’univers du toucher, des techniques du bras, du poignet, de la main ; toute cette technique pianistique qui permet une maîtrise de la complexité des rapports de l’harmonie et du timbre. Ils se sont retrouvés confrontés à des séries d’accords qui peuvent paraître ineptes, dépourvus de sens, mais ils ont peu à peu découvert et intériorisé leurs tensions sous-jacentes, leurs conflits intérieurs, les jeux d’anticipation, d’ambivalence, les effets rétroactifs d’un accord sur les précédents…La difficulté est de les faire accéder à ce type de problèmes, après quoi ils en font leur affaire.
Leur demandiez-vous par exemple de rechercher telle ou telle émotion ?
H.D : Non, je suis réfractaire à l’émotion. Je n’ai aucune vision sentimentale de la musique. Ce qui est important c’est le style, qui est un oubli de soi. L’interprète doit s’effacer devant l’œuvre pour la faire vivre. La subjectivité existe toujours, c’est évident, mais ce n’est pas le problème de la musique.
Vous faites souvent référence à la peinture dans le titre de vos œuvres, comme dans La Fontaine de Cuivre d’après Chardin. En quoi est-ce que la peinture vous aide-t-elle à nourrir votre imaginaire musical ?
H.D : Voilà l’immense question. Peut-être parce qu’au début je ne trouvais que dans la peinture l’équivalent de ce que je cherchais pour composer en musique. Un tableau me parlait comme s’il avait déjà fait une partie du travail. D’une part parce qu’une grande toile condense en elle toute la sensibilité d’une époque : c’est une sorte de madeleine proustienne qui vous est livrée par les siècles. Ce monde vous parle à travers les âges ; la peinture est une médiation qui franchit le temps. D’autre part, une grande toile résume son propos par tout ce qu’elle élimine avant d’aller à l’essentiel : elle nous donne une proposition de fond. C’est un peu ainsi que je conçois la musique : comme une imbrication de couches temporelles, psychiques, et d’impressions fondamentales. Car on ne fait pas une œuvre avec des théorèmes, une œuvre vient de loin. La peinture m’a beaucoup aidé à comprendre cela.
Diriez-vous qu’il existe un élément de mélancolie ou de nostalgie dans votre musique, à se référer ainsi à des figures du passé ?
H.D : Non, je ne vois pas les choses ainsi. Une grande œuvre ne peut se tourner vers l’avenir que si elle plonge très profondément ses racines dans le passé. Si votre conscience du passé est faible, vos propositions pour le présent ou l’avenir seront modestes. La conscience du passé ne se négocie pas : dès que vous entrez dans le vif du sujet, vous êtes confronté au passé. Je ne crois pas du tout à une politique de la table rase, ce qui n’exclut pas des ruptures parfois radicales avec le passé. On ne peut pas par exemple se mettre à sa table et écrire tranquillement pour une commande… Vous ne pouvez pas non plus continuer dans votre propre style et devenir une sorte de maniériste de vous-même. Il faut rompre, toujours.

Pour revenir à ce double CD qui vient de paraître chez Coviello, qu’est-ce que les étudiants d’Amy Lin vont ont appris en retour sur votre propre musique ?
H.D : Avant de répondre à votre question, je voudrais ici saluer et remercier Amy pour son travail mené pendant deux ans. C’est elle qui a conduit l’affaire de bout en bout, et a assumé la majorité du travail de pédagogie pour mener à bien notre projet. La plupart de ses étudiants venant de tous les continents, il a fallu de leur part effectuer une double appropriation : assimiler ma musique, et assimiler la culture qui va avec. Cette double appropriation a quelque chose de créateur, que vous ne pouvez pas vraiment transmettre. Pour moi il n’a pas fallu simplement donner des cours de piano, « faire passer » mon œuvre : il a fallu essayer de rentrer dans la tête des étudiants, de comprendre leur fonctionnement, et réussir à leur donner un conseil, parfois sur un tout petit détail, qui soit le déclencheur chez eux d’une compréhension plus globale. C’était une confrontation de mondes, et ma propre œuvre en est sortie transformée du fait de ce travail d’appropriation. Voilà ce que cette expérience m’a apporté.
Renseignements pour le concert ICI
Propos rapportés par Samuel Aznar pour Accent 4