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Destins russes : un après-midi entre musique, histoire et mémoire

Dimanche 14 décembre 2025 – 16h, Nootoos (Saint-Pierre-le-Vieux), Strasbourg
Un événement capté par Accent 4 et à écouter bientôt dans TEMPO CONCERT

Il est des concerts qui dépassent le concert. Des rendez-vous qui, par la force de leur programme, l’histoire de leurs œuvres et la destinée de leurs compositeurs, ouvrent soudain des fenêtres vers des mondes enfouis, balayés, parfois volontairement effacés. Le 14 décembre 2025, dans l’écrin intimiste du Nootoos à Strasbourg, Accent 4 propose un de ces moments rares : « Destins russes », une plongée musicale et historique dans les vies croisées de Myeczyslaw Weinberg et Dimitri Chostakovitch, deux géants de la création soviétique du XXᵉ siècle, deux hommes confrontés à la violence politique, à la censure, à l’antisémitisme d’État, et pourtant auteurs d’œuvres d’une liberté intérieure bouleversante.

Au cœur de cette rencontre : la création européenne d’un cycle récemment redécouvert de Weinberg, son opus 116, un ensemble de mélodies sur des poèmes d’Afanasii Fet que l’on croyait perdu, oublié ou inaccessible. Une œuvre presque fantôme, soudain ramenée à la lumière, porteuse d’un récit de résilience, de silence et d’amitié.

L’après-midi s’ouvrira dès 16h par une table-ronde consacrée à la désinformation dans les sphères culturelles de l’URSS et de la Russie contemporaine, avant de se poursuivre par un concert de 17h à 18h réunissant le baryton-basse Frédéric Albou et le pianiste Orlando Bass autour de deux sonates pour piano de Chostakovitch et du cycle inédit de Weinberg.

Un compositeur longtemps dans l’ombre

La figure de Myeczyslaw Weinberg (1919–1996) commence seulement depuis quelques années à sortir de l’oubli. Compositeur d’une fécondité exceptionnelle – 22 symphonies, 7 opéras, 17 quatuors à cordes, des sonates, des concertos, une œuvre vocale d’une rare intensité – il fut pourtant, toute sa vie, un créateur entrentravé.

Son destin débute dans la Pologne d’avant-guerre, au sein d’une famille juive de Varsovie où l’on parlait russe, yiddish, polonais. Très jeune prodige, Weinberg est admis au conservatoire de Varsovie, mais sa trajectoire est balayée en 1939 : l’invasion nazie le force à fuir. Il parvient à rejoindre Minsk, puis Tachkent. Sa famille, restée en Pologne, sera assassinée.

Installé en URSS, Weinberg se croit un temps protégé par son travail et son génie musical. Mais l’ombre de l’antisémitisme d’État, les campagnes contre le « cosmopolitisme » et les purges qui secouent le pays ne l’épargnent pas. En 1953, il est arrêté et emprisonné pour motifs fallacieux, dans un climat d’hostilité visant les artistes juifs.

Chostakovitch : témoin, ami, protecteur

C’est ici qu’intervient Dimitri Chostakovitch. Déjà célèbre, déjà écouté – mais jamais à l’abri lui-même –, il prend un risque réel en écrivant personnellement à Beria pour défendre Weinberg. Le geste est audacieux, presque inconcevable, tant la terreur pouvait frapper quiconque se compromettait. Chostakovitch parvient pourtant à obtenir la libération du compositeur.

Leur amitié, née en 1943 et poursuivie jusqu’à la mort de Chostakovitch en 1975, fut l’un des fils les plus importants de la vie artistique soviétique. Weinberg considérait Chostakovitch comme son protecteur, son mentor, son frère d’élection. Chostakovitch, lui, parlait de Weinberg avec une admiration sans détour :


« J’apprends énormément en étudiant sa musique », confiait-il.

Opus 116 : une redécouverte majeure

Une œuvre disparaît… puis revient

L’existence de l’opus 116 était connue de quelques spécialistes, mais l’œuvre restait inaccessible : manuscrits épars, absence de publication, confusion dans les archives. Sa redécouverte récente constitue un événement musicologique de première importance. Ces mélodies sur des poèmes d’Afanasii Fet, poète de l’intime, de l’indicible, de la lumière crépusculaire, ouvrent un pan nouveau de l’univers vocal de Weinberg.

L’écriture, à la fois très personnelle et profondément marquée par l’héritage russe, déploie des harmonies frémissantes, une mélancolie retenue, une transparence orchestrale transposée ici dans le duo voix–piano. C’est une musique qui respire l’exil, la fragilité, l’éphémère ; une musique qui semble vouloir dire ce que le compositeur ne pouvait exprimer à voix haute.

Une première en Europe

Le 14 décembre à Strasbourg, ce cycle sera entendu pour la première fois en Europe, incarné par la voix profonde du baryton-basse Frédéric Albou, dont la diction ciselée et la sensibilité littéraire servent idéalement ce répertoire, et par le pianiste Orlando Bass, dont l’intelligence de jeu et la culture musicale font merveille dans les esthétiques russes du XXᵉ siècle.

Deux sonates de Chostakovitch : jeunesse et maturité

Le concert offre également l’occasion de traverser deux moments clés de la création pianistique de Chostakovitch.

La Sonate n°1 op. 12

Composée en 1926, elle est l’œuvre d’un jeune homme de 20 ans qui ose tout : rythmes cassants, ironie presque provocatrice, contrastes fulgurants. On y entend déjà le tempérament du futur géant : une manière unique de faire coexister la joie la plus vive et la noirceur la plus soudainement menaçante.

La Sonate n°2

Écrite en 1943, en pleine guerre, elle porte un visage plus grave, plus introspectif. Le langage harmonique s’assombrit, l’élan rythmique se fait plus lourd, presque écrasé par la pesanteur du temps historique. Mais l’œuvre porte également une dignité lumineuse : un chant intérieur, une certitude que la création demeure possible, malgré tout.

Ces deux sonates, placées en regard du cycle de Weinberg, dessinent un portrait saisissant de l’époque : un monde où l’art était à la fois refuge, résistance et témoignage.

Comprendre l’histoire pour entendre la musique : la table-ronde

L’après-midi s’ouvrira à 16h par une table-ronde consacrée à un thème crucial : la désinformation dans les sphères culturelles de l’URSS et de la Russie.

Cette discussion posera les bases nécessaires pour saisir l’environnement dans lequel Weinberg et Chostakovitch ont créé : un environnement où la musique pouvait être surveillée, instrumentalisée, condamnée, ou au contraire exploitée à des fins idéologiques. Comprendre cela, c’est entendre ces œuvres autrement – plus profondément, plus justement.


Frédéric Albou et Orlando Bass : deux interprètes pour un même horizon

Au-delà du programme exceptionnel, la sensibilité des interprètes fait de ce concert un moment d’écoute privilégié.

Frédéric Albou, baryton-basse

Artiste passionné de langue russe et familié des répertoires d’Europe de l’Est, Frédéric Albou possède ce timbre sombre et enveloppant qui convient idéalement à l’univers voilé de Weinberg. Son sens du mot, sa précision d’articulation et son engagement narratif rendent justice à la fois au texte poétique et à la tension intérieure de la musique.

Orlando Bass, piano

Pianiste d’une finesse remarquable, Orlando Bass est reconnu pour son répertoire allant du baroque aux compositeurs du XXᵉ et XXIᵉ siècles. Son approche analytique, alliée à une grande liberté expressive, fait de lui un interprète recherché des œuvres de Chostakovitch, dont il sait saisir les ambiguïtés, l’humour noir et les éclats de pure tendresse.


Pourquoi « Destins russes » ?

Parce que ce programme raconte deux histoires à la fois : celles d’hommes, et celle d’un siècle.

Weinberg incarne le destin tragique de millions d’exilés, de déplacés, de voix cassées. Chostakovitch, lui, illustre la complexité d’un créateur naviguant dans un monde où chaque note pouvait devenir une déclaration politique. Et pourtant, chez l’un comme chez l’autre, demeure une force intime : la musique comme espace de survie, de vérité, de fraternité.


Informations pratiques

Date : Dimanche 14 décembre 2025
Heure : 16h – Table-ronde ; 17h-18h – Concert
Lieu : Nootoos (Saint-Pierre-le-Vieux), Strasbourg
Interprètes : Frédéric Albou (baryton-basse), Orlando Bass (piano)


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