Mort à 94 ans – entouré de ses proches – à son domicile londonien, l’une des dernières légendes du piano au XXe siècle s’est éteinte ce matin. Alfred Brendel commence son instrument de prédilection en autodidacte dans une Europe alors tourmentée par les conflits mondiaux. Musicologue, écrivain et pédagogue à partir de 2008, ce représentant reconnu de l’esthétique musicale germanique, a œuvré sa vie durant pour un retour à l’intention du compositeur. Portrait.
Alfred Brendel était plus qu’un (immense) pianiste : il incarnait à lui seul une certaine idée de l’Europe centrale, non comme refuge identitaire mais comme carrefour intellectuel. Né en janvier 1931 à Wiesenberg dans la Moravie tchécoslovaque (aujourd’hui Loučná nad Desnou, en République tchèque), l’enfant unique d’un ingénieur en architecture déménage à trois ans sur l’île de Veglia pour y prendre la direction d’une pension. Sur les bords de l’Adriatique, puis à Zagreb où il débute alors le piano à 6 ans avec Sofija Deželić, Alfred Brendel fuit pendant la guerre à Graz. S’il grandit dans une Europe en proie à la guerre, il suit à partir de 1943 les cours de piano avec Ludovica von Kaan (élève de Bernhard Stavenhagen) d’harmonie avec Franjo Dugan et d’Arthur Milch, organiste local et professeur de composition. Prix Georges Enesco au sortir du conservatoire, il part creuser des tranchées en Yougoslavie. Souffrant sévèrement d’engelures et aussitôt hospitalisé, il retourne à la musique et donne son premier récital « La fugue dans la littérature pianistique » en 1948. Au programme Bach, Beethoven, Brahms, Liszt – encore méconnu – et une œuvre de son cru. L’écriture restera pour lui un métier complémentaire à celui d’interprète. Peintre dans ses rares temps libre, il expose ses aquarelles dans une galerie de la ville, avant d’abandonner les pinceaux pour se consacrer entièrement à la musique.
Je me suis toujours méfié de tous ceux qui croient détenir la vérité. Et je suis plutôt indépendant de nature, même si je n’ai jamais appris ni à conduire ni à faire la cuisine. Je me sens en tout point européen du centre. Tout chauvinisme me fait horreur. Je suis ravi d’avoir vécu comme j’ai vécu : sans patrie.
Génie précoce, Alfred Brendel est révélé à 18 ans par le concours Busoni où il obtient à Bolzano le quatrième prix. Des tournées ultérieures en Europe et en Amérique latine ont commencé à asseoir sa réputation. Suivant en parallèle les masterclass de Paul Baumgartner, Eduard Steuermann et Edwin Fischer, Brendel est repéré par la Society of Participating Artists (SPA). Il réalise une première mondiale avec une œuvre tardive de Liszt : L’Arbre de Noël (Weihnachtsbaum). En tournée aux Etats-Unis et en Australie en 1963, son talent est ensuite diffusé via les disques Vox qui lui ouvrent les portes d’un public averti. Mais c’est son contrat exclusif avec la « major » Philips signé en 1969 qui propulse sa carrière sur les scènes internationales. Un public conquis au Carnegie Hall en 1973, enchanté au Musikverein de Vienne et à Salzbourg. Brendel collabore maintenant avec Marriner, Haitink, Abbado, Rattle ou Levine avec lesquels il joue le classicisme viennois Haydn, Mozart et surtout Beethoven. Remarquons qu’il a tout de même peu enregistré (ou même interprété) Chopin ; mais ce n’est pas par manque d’admiration pour le compositeur polonais. Bien au contraire, il considérait les Préludes comme « l’accomplissement le plus glorieux de la musique pour piano après Beethoven et Schubert ».
Pionnier de l’enregistrement intégral
Le premier à graver l’intégrale des sonates (première version entre 1958 et 1964 récompensée par le Grand Prix du Disque français de l’Académie Charles Cross) et concerti pour piano (enregistrés quatre fois, la dernière avec Sir Simon Rattle à Vienne) de Beethoven dans les années 1960, ce projet discographique lui confère d’entrée de jeu une reconnaissance internationale. Perçu comme un héritier moderne d’Arthur Schnabel, son jeu tranche alors avec le romantisme exacerbé de l’époque. Sous ses lunettes à grosse monture, le désormais londonien part en tournée dans toute l’Europe recherchant dans chaque partition un sens. S’il reste celui qui respecte le texte, Brendel déchiffre constamment de nouvelles pépites.
J’ai essayé de m’en tenir au répertoire de ce que je considère comme de la grande musique, de la musique avec laquelle on peut passer toute une vie et à laquelle on peut revenir. Beethoven, Mozart et Schubert ont constitué l’essentiel. (…) J’ai fait ce que j’ai pu pour Haydn et Liszt et j’adore Schumann. J’ai également joué des œuvres qui ne sont pas de grandes œuvres, mais qui me plaisent.
Proche des chanteurs Dietrich Fischer-Diskau, Eberhard Waechter et Matthias Goerne, Brendel enregistre aussi avec la Quater Alban Berg. Selon le musicologue Gregor Willmes, la plupart de ses enregistrements témoignent d’un travail méticuleux sur les détails et d’une grande compréhension de la forme. Plaidant à plusieurs reprises pour que la musique pour clavier de Jean-Sébastien Bach ne soit pas interprétée sur le piano à queue moderne, il a néanmoins joué quelques pièces connues comme la Fantaisie chromatique et fugue, le Concerto italien ainsi que les préludes de choral Nun komm, der heiden Heiland (BWV 659) ou Ich ruf zu dir, Herr Jesu Christ (BWV 639) transcription Busoni sur des pianos « modernes ».
S’il fut unanimement reconnu pour la probité de ses interprétations, son refus des effets de manche, sa concentration extrême durant ses récitals, son engagement en concert lui valurent parfois une critique pour la sécheresse, voire pour la dureté de sa sonorité. Il expliquait sa pensée en ces termes :
Je dirai qu’il existe deux sortes d’interprètes : ceux qui éclairent l’œuvre de l’extérieur et ceux qui illuminent l’œuvre de l’intérieur. Et cela, c’est beaucoup plus rare.
Poète – mis en musique par Luciano Berio – et écrivain (traduit en français), Brendel était un artiste espiègle, humble derrière le compositeur (et la partition, singulier aussi avec un humour très… britannique ! Au chevet de la jeune génération d’interprètes – Paul Lewis, Amandine Savary, Till Fellner, Kit Armstrong – il a volontairement élargit son répertoire à Stravinsky, Bartok et Schoenberg. La tournée de décembre 2008 marquera après le Concerto Jeunehomme de Mozart ses adieux à la scène – chose rare pour un musicien – depuis la salle dorée du Musikverein. L’arthrite…
Récompensé par les Prix Ernest von Siemens (le Nobel de la musique classique) et Arthur Rubinstein en 2007, Brendel est aussi anobli par la Reine d’Angleterre Elisabeth II. Notons d’ailleurs que deux de ses quatre enfants ont repris le flambeau de la musique ; Adrien, son fils, a par exemple enregistré à ses côtés Beethoven. Dans le magazine musical Fono Forum, Norbert Hornig a qualifié cette première collaboration d’interprétation extrêmement « colorée et réfléchie, dont la densité et la tension » ne faiblissent pas. Doris, l’une de ses filles, s’est elle orientée vers le rock progressif.
La firme Philips lui rend hommage – de son vivant – en 2015 en sortant 114 CD. Cette année-là, Brendel reçoit le prix Echo Klassik pour l’ensemble de son œuvre.
Victor-Emmanuel HUSS